
« Taupe, le monde est taupe« … Il est pas stone, comme dans la chanson, il est taupe. Désespérément repeint de cette couleur hésitante.
Le taupe est indéfinissable. Un peu marron, mais pas tout à fait. Un peu kaki, mais pas trop. Un brin chocolat mais pas tant que ça. Un peu gris à la rigueur, et encore… Le taupe n’a pas de parti pris. Le taupe se fond dans la masse avec l’habilité sournoise du chasseur, surgissant sans surprendre vraiment. A peine y jette-t-on un regard blasé, un peu comme un vieux renard habitué à la chasse à courre…
Le taupe se faufile partout : sur les murs, sur les canapés, sur les boiseries, dans le dressing, sur les objets usuels… Le taupe est devenu la politesse du moment : tout en sourdine. Désormais, le monde avance à pas feutrés, le bon goût passe par cette nuance délicate qui ne déchire pas la rétine. Aussi, lorsque l’on va dîner chez des amis, ils affichent, tous fiers, leur nouvelle décoration : « Avec Jean-Mi, on a hésité pour les murs… On voulait du rouge pétant, et puis, finalement, on a choisit du taupe…« . Les paroles s’arrêteront dans ce murmure évocateur assorti d’un sourire légèrement niais, attendant l’approbation muette du béotien émise dans un regard admiratif suivi d’un silence respectueux. Plus tard, sur le chemin du retour, un coude se plantera dans une côte accompagné de ce commentaire jubilatoire : « Rends-toi, compte, Bernard, ils ont repeint en taupe… oh, quelle audace… !« .
Hélas, non. Le taupe n’est pas une preuve bravache de celui qui ose. La taupe est la couleur des planqués, la nouvelle valeur sûre de ceux qui ont peur de rougeoyer leurs murs, préférant les merdoyer subtilement en taupe. « Sœur, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Hélas, je ne voie rien qui rougeoie et tout qui merdoie. »
Le taupe est la valeur refuge du politiquement correct, la traduction timide de celui qui ne se ressert jamais deux fois à table, de celui qui, ayant reconnu sa star favorite dans la rue, préférera s’amputer un bras plutôt que de prendre le risque de l’aborder. Le taupe empêchera le plaisir coupable de boire le petit verre de trop pour se laisser délicieusement griser, le taupe maintiendra fermement le grain de folie sur la terre ferme, bridera les élans du cœur, ligotera dans un cri de mourant les plus belles ambitions… Le taupe n’est pas fait pour les risque-tout. Le taupe est le nouvel apanage des couilles molles qui se contenteront avec regret de faire passe-muraille. Le taupe a l’élégance indolore. Il ne froisse pas la vue, ne dénote pas dans une pièce, s’accorde avec tout type d’architecture jusqu’aux vêtements de ses hôtes. Le taupe voie la vie en sépia. C’est chic et pas choc. C’est doux mais c’est mou.
Le taupe refuse la gaieté brutale, les rires à gorge déployée, le champagne qui coule maladroitement de sa flûte, la bonne chaire ruisselante de beurre, les virées nocturnes improvisées. Le taupe incite à la sagesse et à la contemplation, au thé de cinq heures bu avec componction, provoque les confidences discrètement indiscrètes… Le taupe est infroissable, désespérément. Il colle à notre époque brutalisée par la violence extérieure du monde faite de guerres, d’information continue, d’exigence à y être connectés perpétuellement… Le taupe est le nouveau refuge. Celui où l’on s’accorde un peu de douceur après une journée de va-en-guerre. Le taupe est rassurant. Le taupe est un doudou café au lait. Il tamise la lumière trop forte, adoucit les contours d’un voile de myope. Le taupe est une neutralité qui repense le rapport au monde. Le taupe semble indécrottable. Nous condamnerait-il à une perpétuité grisâtre et sans relief ? Je ne sais pas. Mais en attendant, avec le taupe, qu’est-ce qu’on s’emmerde…

J’ai repeint mes murs en taupe mais j’ai des grands rideaux rouge, donc ça va jsuis entre les deux mdr.