
Foutez-moi la paix avec ma peau ! Je ne veux pas être une Jane Fonda insupportablement saine, dents refaites et peau d’albâtre. Je lui préfère de loin une Melina Mercouri burinée par le soleil grec, usée par la clope et l’Ouzo. Une femme vraie qui a accepté que l’or solaire accordé à sa peau la transforme un jour en mélasse.
Elle reste face à la mer. Seule. C’est la fin de l’été, sur la plage abandonnée. Coquillages et crustacés, conclut-elle, le pli tombant sur sa bouche relevé par une moue amusée. Quel adage ! Quelles rimes faciles… C’est un peu idiot, mais bien rythmé quand même. L’été, on peut se permettre toutes les fantaisies, même d’écouter et d’aimer de la variétoche.
Fin septembre, la vie a déserté cette plage qu’elle aime tant. Assise dans sa chaise pliante à la toile décolorée par les ans, elle se laisse aller à cette contemplation nostalgique. La mer murmure doucement son chant du cygne. Aucun enfant hurleur dans les vagues, pas un audacieux sur sa planche au maillot de bain criard et chaîne en argent sur poitrail musclé, mauvais goût assumé de kakou du Sud et fier de l’être. Tout juste des mômes sur le bas-côté qui bravent le vent pour maintenir leur château de sable en pleine déliquescence. Plus de glaces-chouchous-beignets nomades, de parasols plantés comme autant de fleurs joyeuses dans un jardin, plus de brouhaha heureux des gens s’adonnant à un des rares loisirs encore gratuits : aller à la plage. Seuls les VIP sur leurs transats matelassés dans une crique privative font office de snobs méprisant l’humanité.
La voilà qui soupire, de regret, de contentement, elle ne sait pas bien au juste. Son pied tanné d’un cuir souple couleur cognac s’enfonce dans le sable fin, ne s’agaçant pas de ces grains qui iront se glisser imperceptiblement entre ses orteils plissés et se sèmeront dans sa retraite urbaine comme autant de miettes par le Petit Poucet. Plus tard, Maria s’offusquera sans doute de ces envahisseurs qui font crisser le sol ou ressortent par surprise des fibres du tapis, sabotant l’équilibre parfait de son ménage accompli… Mais la momie sourira de ces rappels de l’été passé, les prenant comme des clins d’œil à sa saison préférée.
L’été, c’était la libération des corps. Pour celle qui avait vécu sa jeunesse dans les années 40, elle a vu comme bienvenues ces peaux dorées qui se dévoilent, cette exposition de chairs alignées comme des tranches de pain d’épices. Puis le bikini est arrivé, le monokini même, les années 70 insolentes où bronzer nu comme un vers ou presque, était considéré comme la chose la plus naturelle au monde.
Petit à petit, le puritanisme a fait son retour. A nouveau les peaux se sont cachées pour se corseter dans des maillots dits sculptant, masquant la poitrine qui tombe honteusement dans une société qui tolère la maternité à condition qu’elle ne laisse aucune trace, les bonnets rembourrant les femmes à la manière des poupées gonflables de marketing : « Regardez-moi dans les yeux, j’ai dit, les yeux… ». Imperceptiblement, les peaux se sont moins ambrées, se couvrant d’écran total à l’épaisseur de geisha. Finis ces petits pains grillés, les visages-pâles ont colonisé cette réserve d’adorateurs du dieu soleil. Même ses petits-enfants devenus adultes responsables s’y sont mis, injonctifs : « Mamie, tu devrais te mettre de la crème solaire indice 50, le soleil c’est mauvais pour la peau, ça provoque le cancer ! ». Elle a ri et résisté. Le soleil, un ennemi ? Elle qui le chérit depuis son enfance, elle qui s’est offerte à pas d’âge à ses rayons, elle qui chaque été attendait sa caresse comme on languit un amant secret, elle qui s’est laissé tranquillement brunir d’année en année, elle qui haïssait l’hiver où sa peau s’éclaircissait à nouveau…
C’est vrai que maintenant, elle le paye au prix fort. La voici parcheminée de part en part, impitoyablement. La caresse amoureuse s’est transformée en plissures brutales dans chaque recoin de son corps. Le velours abricoté qui faisait tant d’envieuses à chaque rentrée s’est durci en un cuir épais et dur par endroit : la ride du lion, les pattes d’oie prononcées, les ridules veinant l’ensemble trahissent son âge sans concession, aucune. Sa poitrine s’est affaissée en un magma à la consistance de lave, des tâches d’un vilain marron s’éparpillent sur sa gorge, ses mains, ses joues. Elle a 80 ans passés. Elle aime toujours autant l’Apollon du ciel, sa chaleur qui transperce et qu’elle cherche à boire dès les premiers frimas, telle une assoiffée dans le désert. Elle est comme ça et on ne la changera pas. Elle aime la plage, le ciel bleu roi, le clapotis, l’odeur âcre des algues séchées, les coquillages luisants rescapés sur la grève. Elle ne sait pas pourquoi, mais quand on les ramasse et qu’on les ramène chez soi, privés de leur enveloppe scintillante, ils sont beaucoup moins beaux. Elle a du mal à les aimer complètement. Hors contexte, leur présence paraît déplacée, voir kitsch. Elle préfère les laisser là ils doivent rester. C’est mieux de les adorer dans leur milieu originel.
Elle a 80 ans passés et elle en a marre qu’on le lui rappelle sans cesse par un conditionnel intrusif : « Tu devrais… », « Tu ne devrais pas… », « Il faudrait… », « Ce serait bien que tu… », « A ton âge maintenant, il vaudrait mieux indice 60 … »… Ah, la peau, peau ! Foutez-moi la paix avec ma peau !
Je ne veux pas être une Jane Fonda, svelte et insupportablement saine, dents refaites, pommettes repulpées et peau d’albâtre. Je lui préfère de loin une Melina Mercouri burinée par le soleil grec, usée par la clope et l’Ouzo. Une femme vraie qui a accepté que l’or solaire accordé à sa peau la transforme un jour en mélasse. C’était le pacte tacite que nous avions passé ensemble, avec mon Apollon. Le jour où il le déciderait, il interromprait sa magie, me rendant du jour au lendemain à mon âge véritable et même un peu plus. A la manière des momies, mon épiderme resterait profondément marqué par cette adoration brûlante aux étés de ma vie.
Est-ce que cela valait le coup, tous ces soleils, ces heures chauffées à blanc, ces siroccos si doux si chauds ?
– Oh oui ! Tous ces soleils divins, tous ces rayons m’irisant d’un voile nacré, toutes ces heures le pied nu et libre à brasser le sable fin comme de la chaux, comme c’était bon, comme c’était beau ! Tous ces soleils… non… je ne regrette pas tous ces soleils qui me rendaient belle pour mieux me trahir plus tard… tous ces soleils… comme c’est cruel, cette beauté ambrée enfuie… mais tous ces soleils…
Son regard n’a pas quitté la mer. A présent, le soleil déclinant lui donne l’aspect d’un bijou aztèque liquéfié. Les enfants sont partis depuis longtemps, leur château de sable gît en un tas misérable. Le vent du nord s’est levé, il fait presque froid tout à coup. Elle aura beau enfoncer ses pieds dans le sable, il ne restitue plus la chaleur de l’après-midi. Tout à coup, sur sa peau, elle sent une vague tiédeur. Un dernier rayon s’attarde sur son épaule et, à la manière d’un ami venu vous consoler, la caresse tendrement. Elle sourit à nouveau.