S’il vous plaît, restons-en au Conditionnel. Non que je n’aimerais pas franchir la frontière du Futur, désarmant les suffixes protecteurs, mais please, restons dans le Conditionnel.
Le conditionnel est une promesse habile ouvrant un horizon infini de possibilités : j’aimerais, nous ferions, on irait… que de pays à visiter, que de projets à concrétiser, que châteaux en Espagne à bâtir… ! Tous ces délices à venir, comme il est bon de se les imaginer…! Alors, s’il vous plaît, Monsieur, restons-en au Conditionnel.
On n’est pas bien, comme ça, dans cet espace-temps flottant ? Cet univers construit sur des « r » roucoulant, moins directifs que le futur indicatif ? Avec le Conditionnel, on pourra tout se permettre : on irait à Deauville faire Chabadabada sur la plage, et puis, à Honfleur, on mangerait dans un p’tit troquet tranquille, pas cher, pas loin, avec une douzaine d’huîtres on s’enivrerait de vin blanc frais… Il pleuvrait, sans doute, car vois-tu, là bas, il paraît que c’est humide… mais ce n’est pas grave, on ferait un feu de cheminée, on laisserait nos cheveux mouillés d’embruns dégouliner, on croquerait des crêpes au beurre-salé, on se réchaufferait comme on pourrait… A moins que, et si… Si c’était l’été, on se rendrait au soleil, qu’en dis-tu ? Je porterais un chapeau de paille et toi une robe légère, on louerait une maison dans un petit village de Toscane, on laisserait les rideaux flotter au vent gorgé de sirocco, on siesterait jusqu’au milieu de l’après-midi et puis, avec notre Fiat rouge toute de guingois mais décapotable, on prendrait les chemins tortueux entre les cyprès et les routes vallonnées… ce serait, oh oui, ce serait divin, tout ce Chianti à nos pieds, toute cette lumière dorée, tout ce temps envolé… S’il te plaît, restons, zigzaguons dans le Conditionnel. Pas d’impératif pour gouverner nos vies, pas d’injonction sèche dépourvue de nuance : « Allons ! », « Faisons ! », « Dînons ! », non, rien de tout cela, par pitié, ne parions pas sur la comète, mais laissons-la flotter comme bon lui semble, entre deux mondes. Le Conditionnel est le champ de tous les possibles, le boulevard des rêves que l’on ne réalisera peut être jamais, la part de désir à espérer pour être heureux.
S’il te plaît, restons dans le Conditionnel, ce manque nécessaire pour conjurer notre sort de mortels, cette attente caressante même quand elle ordonne : on devrait, il faudrait… ainsi, vois-tu, l’impération est moins douairière, elle rabat sa badine, elle prend des politesses inattendues… S’il te plaît, restons-en au Conditionnel. Ne réalisons aucun projet, ne partons pas. Restons là, cloîtrés délicieusement dans l’incertitude temporelle : « en septembre, on irait en Croatie…« . Soyons, sages, soyons fous, laissons le Futur pour les indécis, gardons notre gouverne pour le Conditionnel, cette toute-puissance de l’imagination : cet hiver, sous la neige, on visiterait ce vieux château bavarois perché si haut, je t’offrirais un long manteau, pas de zibeline, mais un chapeau très chaud, sous les flocons on ferait du traîneau et, au loin, très loin, on entendrait tinter de nos chevaux les grelots…
« Que c’est beau, le Conditionnel, ne le savais-tu pas ? C’est comme une terre inconnue, c’est comme une steppe à peupler, un morceau d’humanité inachevée, une bibliothèque à remplir… Qu’en dis-tu ? -Oui, très bien, ne faisons rien. Abandonnons-nous au temps, au vent, au galop fuyant les planifications et laissons à d’autres l’indicatif mortel. S’il te plaît, restons-en au Conditionnel. »