
Le café est militaire. Il a des grades multiples dont les appellations ont la sécheresse d’un claquement de bottes : Capuccino, Décafeïtato, Mocaccinno, Macchiatto, Ristretto… la montée de l’amertume se traduit par une avalanche de chuintantes et de dentales à la sonorité n’accordant aucune discussion. Le thé est l’aventure en velours. Il murmure des contrées lointaines, des saisons, des moments précieux : Marco Polo, Pleine Lune, Sakura, Chandernagor, Russian Tsar, Roïboos, Darjeeling… un seul de ces noms et on s’envole dans des ailleurs le temps d’une volute…
Le café est autoritaire. Selon ce que l’on commande, on rencontre parfois le plus curieux des caporaux : sombre, petit, amer dans son deux-pièces immaculé composé d’une tasse et d’une soucoupe. Sa version minimaliste réservée aux puristes se passe de grand discours. Sa puissance est telle qu’il n’a besoin que d’un instant pour exister. Dés à coudre bouillonnant, il s’apprécie à l’italienne : on le boit au comptoir cul-sec, d’un geste prompt, laissant reposer bruyamment son contenant, avant de régler précipitamment la note, jetant quelques pièces destinées au pourboire. Le café se veut rapide quand il faut, efficace et distant. Il se destine aux nervosités intermittentes, aux crispés, aux insomniaques, aux pressés de la vie. Le thé est diplomate. Il appelle à la retenue du fait de son contenant en porcelaine, de son liquide brûlant s’évaporant avec grâce dans l’or du soir. Il se boit comme on peint une peinture impressionniste, par petites touches. Tandis que la tasse de café se laisse traiter sans ménagement, la tasse de thé, fragile et délicate, est déposée avec soin dans un cliquetis à peine perceptible. Aussi la cuillère remuant le sucre, si sacrilège il y a, se tapira avec discrétion dans le breuvage ambré.

Le café est grande gueule. Il s’ouvre aux débats les plus provocateurs. Il excite ses interlocuteurs dans leurs argumentaires. Il permet le point sur la table, la dispute amicale et franche se finissant dans une absorption accélérée du breuvage, une chaise renversée, une fuite vers l’extérieur pour prendre fissa-fissa le dernier métro… Le thé est confidence. Il incite les commérages, aux secrets révélés à voix basse, aux perfidies complices, aux petites gravités déclinées avec des délices comme autant de larcins assassins. Ainsi la théière sera le point de ralliement pour en remplir les tasses comme l’on nourrit ses troupes avant de repartir à l’assaut.
Le café est cinéaste. Il finit un repas dans les bistros parisiens de Claude Sautet, il révèle les personnages, il est témoin des engueulades, des ruptures, des non-dits, des mots d’amours, des haines sur pellicule. Le thé est séries BBC. Il s’invite dans les chaumières à travers « Miss Marple », « Chapeau Melon&Bottes de Cuir », « Downtown Abbey », ou de soporifiques adaptations des romans de Jane Austen. Il se déguste avec entrain accompagné de petits gâteaux ou passivement, une après-midi de pluie et d’ennui.

Le café est populaire. En dépit des clooneries nespressives. Jus de chaussette, dés à coudre, p’tit noir, déca, kawa… son langage se décline dans l’argotique. Il est le prince des bars miteux, la référence à commander quand on ne sait pas quoi prendre. Il tombe dans le gosier du PDG, de la secrétaire, de l’ouvrier, des branchés, des gagne-petit. Il ne fait pas de différence dans l’amertume des destinées. Le thé est aristocratique. Savoir prononcer « Lapsang-Souchong » sans trébucher est un exploit réservé aux initiés. Il se déguste dans des salons, il se fait grand cru des pays où la mousson frappe ses vallées de jasmins, il se fume comme un jambon rare de la Forêt-Noire, on parle à son propos de récolte de printemps comme d’un or précieux poussant à la frontière de l’Himalaya. Il se donne à vous comme une noble dame vous offre sa main gantée de soie, avec retenue et un certain dédain.
Le café est brutal. Il donne un baiser rude et amer en bouche comme un amant pressé et avide d’en finir. Il faut chercher la tendresse derrière la force de son étreinte. Alors il tombe le masque pour vous envahir d’odeurs de cannelle, de tabac frais, de vanille, de bois brûlé, de noisette grillée. Sa torréfaction est à elle seule une ivresse des sens. Le thé est nuance. Son breuvage parfois tannique froisse les palais d’une délicate amertume. Il révèle ses parfums aux devins gustatifs sachant y détecter l’amande, la cannelle ou la fleur blanche. Mais il ne souffre aucunement l’adjonction de sucre, ultime trahison qui fera de lui un rustre en bouche, sa saveur subtile à jamais gâchée par cette douceur grossière.
Le café est noctambule. Il accompagne les forçats de la nuit, il défie les paupières lourdes et la ouate somnolente crépusculaire. Pourtant sa promesse d’énergie a un prix : tel un Faust plein de traitrise, il donne aux damnés poches sous les yeux, teint blafard, dentition striée de tâches disgracieuses. Le thé est stoïque. Il est un compagnon silencieux au petit matin, en milieu d’après-midi, en fin de soirée. Il s’absorbe dans le silence, sa chaleur n’autorisant qu’un souffle pour refroidir le liquide prometteur, étouffant toute tentative de dialogue entre deux témoins pendant les premières minutes.
Pourtant, ces deux frères ennemis ne sont pas irréconciliables. Chacun apporte un apaisement certain des âmes, une parenthèse bienvenue dans les heures précipitées et floues de nos vies agitées. Leurs vapeurs respectives peuplées de nos secrets intimes et de nos enfers existentiels, s’évaporent vers des paradis inconnus, des terres où stagnent à jamais nos tourments et nos réjouissances inavouables.