
Scarlett O’Hara fumait beaucoup. Énormément. Trop. Sur le tournage d’Autant en Emporte le Vent, cette jeune femme fragile d’un mètre cinquante terrassait Clark Gable au jeu de la pompe. Avec ses quatre paquets de cigarettes journaliers, elle envoyait paître Rhett Butler.
Personne ne sait d’où vient Scarlett O’Hara. Du moins, nul ne s’est vraiment interrogé sur les origines de l’actrice interprète de ce personnage qui prit forme sous la frappe énergique de Margaret Mitchell. Vivien Leigh est pourtant la comédienne à la fois la plus connue et la plus méconnue de l’histoire du cinéma pour tout quidam n’ayant pas la nationalité britannique ou les novices du 7ème art.
Tandis que l’Angleterre grelotait dans le brouillard, Vivian Mary Hartley naquit le 5 novembre 1913 à Darjeeling, entre la soie moirée, les épices et les dieux vernaculaires. Comme beaucoup de ses compatriotes en culottes courtes de cette époque, elle eut des faveurs du système colonial. Vivian Mary fût traitée comme une princesse : Aya Indoue en guise de nanny, cours d’équitation au club de Calcutta, tea time face à l’Himalaya enneigé. Avec son teint de porcelaine, hérité d’un père britannique pur souche, et ses boucles noires aux reflets auburn fruits d’une mère originaire d’Arménie et d’Irlande, Vivian Mary Hartley avait la subtilité savante d’un bon blend.
Sept ans plus tard, par un froid matin d’automne, la petite fille aux cheveux de jais et au regard aigue-marine fût déposée dans un couvent converti en pensionnat. Les sœurs à cornettes allaient lui apprendre les manières de lady. Vivian serrait contre son cœur le chaton qu’on lui avait autorisé à apporter pour adoucir la séparation. Ses parents repartaient en Inde. Elle était si jeune ! Ses mains touchaient la douce fourrure, ignorant que l’Europe avait sombré dans le terrible jeu des alliances, faisant s’effondrer comme des dominos les dernières résistances pacifistes : Autriche, Allemagne, France, Etats-Unis et Grande-Bretagne avaient croisé le fer avant la grande réconciliation de 1918. Tandis que l’enfant marchait la tête haute, un livre posé en équilibre pour pratiquer l’art de rester vent-debout, appliquant la devise never explain, never complain, le Charleston désarticulait les membres dans les cabarets. Tandis que Vivian Mary Hartley et ses camarades se lavaient quotidiennement dans des bacs d’eau tiède, vêtues de calicots d’un autre temps pour préserver leur pudeur, les femmes jetaient leurs corsets, libres de se sentir sans entrave. Tandis que Vivian l’écolière faisait sécher sa longue chevelure brune au coin du feu, la coupe à la Garçonne scalpait les nuques. Tandis que les jupes se raccourcissaient avec une audace effrénée, Vivian Mary Hartley n’oubliait jamais de poser précautionneusement un carré de soie brodé sur son uniforme du lendemain.
Tandis que les anciens poilus consumaient leurs poumons gangrénés au gaz Moutarde, la tuberculose perforait ceux de la jeune Vivian. Cela avait beau être un pensionnat chic, le confort n’en était pas moins rudimentaire. Les pierres respiraient l’humidité froide du Surrey, l’eau chaude s’acheminaient encore par brocs, on y frissonnait même en été, que ce soit dans les salles de cours chauffées au poêle ou entre les draps de lin du trousseau familial garnissant le lit à barreaux. Là-bas, entre les boccages verdoyants rappelant le Comté de Tara, Vivian Mary Hartley apprit aussi l’art d’être poitrinaire. La respiration courte, l’air qui siffle entre les cavités, la toux qui détruit la moindre parcelle d’air, la supplique de celle qui quémande le répit de ses bronches en feu… Vivian fût initié très tôt à cette maladie d’héroïnes romantiques… Quand elle n’était pas en tournage ou sur les planches londoniennes, Scarlett O’Hara passait une bonne partie de son temps libre dans les sanatoriums, furieuse d’être contrainte et forcée de se soigner, cigarettes confisquées par Larry*. Scarlett O’Hara fumait beaucoup. Énormément. Trop. Sur le tournage d’Autant en Emporte le Vent, cette jeune femme fragile d’un mètre cinquante terrassait Clark Gable au jeu de la pompe. Avec ses quatre paquets de cigarettes journaliers, elle envoyait paître Rhett Butler et ses cigares de profiteur de guerre. Les baisers de Scarlett et Rhett avaient un goût de cendres. Mais ça, aucune pellicule au monde ne l’a retranscrit.
Au couvent de Roehampton, le temps semblait s’être arrêté au XIXème siècle. Vivian Mary Hartley rongeait son frein. Elle avait envie de vibrer. Elle avait envie d’être libre, elle aussi. Un jour elle voyagerait loin. Un jour, un prince demanderait sa main. Un jour, l’univers entier la sacrerait reine. Elle ne savait pas encore de quoi. Elle ne savait pas comment elle y parviendrait. Encore quelques jours, à porter la lourde charge*…
A l’extérieur, le monde entier se perdait dans la course échevelée de l’entre-deux guerres faite de fox-trot, de prohibition, de sautoirs s’envolant sur les robes lamées d’or. Nous étions à présent en 1927. Greta Garbo avait commencé à grimacer pour le cinéma, Anna Karenine sortait sur les écrans. Elle y était effroyable dans cette version hollywoodienne trahissant le roman, mais les critiques soulignaient sa beauté nordique. Vivian Mary Hartley n’était pas encore Vivien Leigh. Elle était une adolescente maladroite. Un diamant brut à tailler. Elle avait beaucoup de chemin à faire avant de devenir Scarlett O’Hara. Ce qu’elle ignorait aussi, c’est que 20 ans plus tard, elle incarnerait l’aristocrate russe pour la caméra, sa schizophrénie galopante donnant à son jeu un désespoir particulier.
Du fin fond de la chapelle de Roehampton où elle priait avec l’ardeur d’une assoiffée, ses prunelles limpides tournées vers un ailleurs, elle ne savait pas que tous ses vœux allaient être exaucés. Elle irait jouer Shakespeare aux quatre coins du monde, elle épouserait un Lord*, elle remporterait deux Oscars*. Mais elle mourrait à 53 ans, seule dans son lit, vaincue par la tuberculose.
Peu importe ! C’est exactement ce que Vivian Mary Hartley souhaitait. Elle détestait la demi-mesure. C’était décidé. Sa vie allait être à son image : flamboyante et terrible.
*Phrase issue du chant des esclaves dans Autant en emporte le vent en 1939
**Vivien Leigh épousa Laurence Olivier en 1940 à Santa Barbara. Il fut adoubé Sir par George V en 1947. Vivien Leigh devint donc automatiquement Lady Olivier.
*** Vivien Leigh remporta deux Oscar dans sa carrière. Le premier en 1940 pour Autant en Emporte le Vent, le second en 1952 pour son interprétation de Blanche Dubois dans Un tramway nommé désir.