Lorsque les Livres n’existeront plus…

Notre dernier rempart d'humanité brûle-t-il ?
Notre dernier rempart d’humanité brûle-t-il ?

Lorsque les livres n’existeront plus, les bibliothèques seront des objets obsolètes, un cabinet de curiosité appartenant aux siècles passés. Elles deviendront quelque espace libre pour un meuble Ikéa en bois mélaminé, duplicable et jetable à l’infini. Un coin de catalogue mondialisé.

Chaque arrivée de l’automne marque une grande tradition : la Rentrée Littéraire. Dès septembre, des milliers de titres paraissent, les auteurs viennent défendre leurs œuvres dans les médias, on commente, on critique, on découvre un jeune premier, on tâte la cuvée du dernier Nothomb comme on jugerait un vin nouveau. L’ivresse s’empare alors du lecteur en quête du livre idéal, papillonnant entre les quatrièmes de couverture, jugeant parfois sur la page de garde l’état d’esprit à venir… La Rentrée Littéraire est un moment merveilleux pour qui aime le contact physique avec les bouquins. Quoi de plus grisant que de se promener, nonchalamment dans les rayonnages des librairies et de contempler les ouvrages fraîchement parus ? Plus tard, certains de ces petits soldats se pareront d’un bandeau rouge annonçant un Goncourt, un Médicis, un Femina remportés… Mieux qu’une Légion d’Honneur, le ruban incarnat marque la reconnaissance des esprits qui ont vagabondé avec délice dans les mots de l’écrivain…
Mais ce qui plait surtout au lecteur passionné, c’est ce contact charnel des livres. Le grain du papier que l’on caresse comme un sac en cuir, l’encre imprimée que l’on respire, les couvertures de toutes sortes découvrant leurs caractères : en relief, sobres, colorées, en noir& blanc, avec le portrait de l’écrivain, un paysage, une illustration… parfois piège esthétique renfermant les pires déceptions.
Un livre en papier est un être vivant que l’on emporte avec soi. C’est un ami qui vieillit au fil des ans et que l’on retrouve avec tendresse, condescendance, émoi. Il s’écorne au grès des relectures, se froisse, jaunit, s’émousse… souvent, il retient des trésors amassés des endroits où ils ont été lus : quelques grains de sable, une fleur de montagne séchée, un surprenant ticket de caisse en Francs, une carte postale, une photo perdue depuis longtemps… Son papier absorbe les stigmates du temps : un numéro de téléphone griffonné sans vergogne au stylobille, le nom d’un ancien propriétaire esquissé au crayon, un numéro de classe scolaire, une citation, une remarque importante sur l’ouvrage en question… Le livre en papier est une éponge qui retient tout. Or, à l’heure où la propagation du livre numérique annonce sa disparition que l’on dit certaine et prochaine, que deviendra-t-on, quand les livres de papier n’existeront plus ? Quels souvenirs laissera-t-on de notre passage sur Terre ? Nos descendants hériteront-ils en tout et pour tout d’un rectangle de pixels et de métal ? Si le livre numérique est indéniablement pratique, peu gourmand en énergie et écologique dans un sens, il n’arrivera jamais à remplacer ce qui compose l’âme d’un ouvrage papier.

Quid du parfum spécifique de certaines éditions, de bouquins ayant siégé au grenier, chez une tante qui sentait la violette, à la montagne avec son goût de feu de bois ? La poussière a mille odeurs, les librairies d’occasion ont des parfums de poussière, trace du temps qui rend les doigts des chineurs d’un noir de Corons. Lorsque les livres n’existeront plus, nous ne pourrons plus caresser le grain du papier, nous ne pourrons plus nous enivrer des profondeurs d’un ouvrage nous connectant à des souvenirs intimes, nous ne pourront plus nous enorgueillir de la noblesse d’un Beau Livre… Lorsque les livres n’existeront plus, alors le papier deviendra un objet recherché, un objet de luxe pour ceux qui pourront se l’offrir. La lecture physique deviendra peut être un privilège que ne pourront s’accorder que les nantis. On redécouvrira bêtement la valeur d’une impression papier, la beauté d’une couverture en couleur, le plaisir de palper de la matière grise. Mais il sera trop tard, le livre papier redeviendra ce qu’il était avant sa popularisation au XXème siècle : un objet de luxe réservé à une élite. Elle seule aura accès au beau, palpable et concret. Lorsque les livres n’existeront plus, que deviendront toutes ces librairies, que deviendront ces sanctuaires où jadis il faisait bon s’enivrer des nouveautés de la rentrée, où le toucher, la vue, l’odorat étaient des sens déterminant le choix d’un livre… Lorsque les livres n’existeront plus, on ne pourra plus prêter son ouvrage préféré à un ami. Peut-être pourra-t-on le transférer sous forme de vulgaire fichier. Ce sera moche et sans saveur. Ce sera froid et sans contact. Une coquille vide à une autre coquille vide. Un livre n’est pas fait pour être un objet normé, oh non ! Les livres sont faits pour être lus, aimés, écornés, rejetés, torturés, pour bonifier, pour vieillir, se patiner des mains fébriles qui tournent le papier… Lorsque les livres n’existeront plus, il n’y aura plus jamais de grains de sable entre les pages, de fleurs séchées, de lettre oubliée. On ne connaîtra plus le nom de l’ancien propriétaire. Les héritiers des vieilles tantes indignes n’auront plus leurs mains noircies par l’âme du temps. Lorsque les livres n’existeront plus, les bibliothèques seront des objets obsolètes, un cabinet de curiosité appartenant aux siècles passés. Elles deviendront quelque espace libre pour un meuble Ikéa en bois mélaminé, duplicable et jetable à l’infini; un coin de catalogue mondialisé. Lorsque les livres n’existeront plus, lorsque la technologie aura brûlé nos Alexandrie, avec nos livres électroniques, on sera nus et blêmes. Lorsque les livres n’existeront plus, chaque rentrée de septembre, on passera devant ce qui était des librairies, jadis lieux vivants plein d’imaginaires qui s’entrecroisaient, qui se nourrissaient, qui se rencontraient. Face aux rayons vides remplacés par quelque ignoble chaîne de fripes industrielles, nous songerons alors aux temps heureux où l’on pouvait s’offrir un morceau d’humanité fait d’encre et de papier, cet objet fragile, végétal et cérébral que l’on croyait éternel. Lorsque les livres n’existeront plus, nous rêverons, amers, aux rentrées de septembre, riches et foisonnantes, avec leurs bouquets de crayons et leurs temples d’ouvrages, tandis que les feuilles et nos larmes tomberont, impitoyablement emportées par vent…

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