
Chers Botanic, Auchan, Maisons du Monde, permettez-moi de vous dire que vous êtes des assassins. Pas des bandits de grands chemins, quoique, mais des tueurs de rêves. En ce début octobre, je me baladais le nez au vent, les yeux remplis des soleils de feu que sont les feuilles en plein automne, un marron dans ma poche, respirant avec une ardeur affamée les premières senteurs de bois brûlé. L’été se mourrait dans une splendeur que le paysage urbain ne parvenait pas à faner. Comme chaque année, le temps promettait de ralentir, s’enfonçant peu à peu dans cette langueur bienveillante. La nuit dévorait le jour, écharpes et bonnets colorés faisaient leur apparition, la fraîcheur rhabillait d’une pudeur frileuse les peaux nues et bronzés de l’été. Dans les recoins du calendrier, Octobre traçait sa voie, un, deux, trois, fin 2014 arrivait déjà. Avant de sabrer le champagne et de ripailler de foie gras, on devait passer cette période transitoire magique : les arbres mourants dispersant leur poudre d’or, l’orange joyeux des potimarrons, les noix fraîches et le premier chocolat chaud. Tout à coup, dans une vitrine de Maisons du Monde, telle ne fût pas mon indignation de voir un sapin artificiel entièrement paré. Croyant à une faille temporelle malvenue, je poussais la porte de la boutique. A l’intérieur, l’outrage se poursuivait : des kilomètres de décorations de Noël se balançaient, pathétiquement solitaires, certaines figurines à l’œil rond incrédule trahissaient leur confusion d’invités arrivés trop tôt face à des hôtes embarrassés. Il y en avait pour tous les goûts : à paillettes, colorées, immaculées, en bois, en laine, en verroterie de pacotille, en papier… tout cela aurait été joli si l’époque s’y était prêtée. Mais nous étions encore aux balbutiements de l’automne, nous étions encore en état de transition, l’Eté Indien caressait encore notre peau d’un soleil de mirabelle dorée, sa tiédeur pâle sonnait comme un adieu sur notre joue déjà pleine de regrets. Et puis, pour la modernité, vous avez tout foutu par terre, comme disait le poète. Vite, vite, Noël est à votre porte ! Vite, entrez mes agneaux, venez, admirez, consommez ! Le temps vous échappe, on vous jure, décembre est presque là, dans 60 jours, oui, et alors, il frappe déjà à votre porte, on vous dit ! Vite, les guirlandes, vite les flocons, les sphères de cristal, les Santa Claus de pacotille made in China, dans vos caddies, il n’y en aura pas pour tout le monde ! Premiers arrivés, premiers servis !
Devant de rayon mort-né, exsangue de tout esprit de fête, écœurée à l’avance de Merry Xmas et autre vœux dégoulinants de kitcheries votives, je renonçais à toute impulsion mercantile. Parce que moi, messieurs les chefs de produits, en octobre et en novembre, c’est l’automne que je veux ! Je veux des potimarrons, je veux des comices, des contes et des raisins muscats remplissant des calices ! Je veux rêver Noël, je veux languir l’épicéa qui fleurera la cannelle, je veux attendre, impatiente comme une jeune épousée devant l’autel, le seuil de l’hiver pour avoir envie de régresser. Laissez-nous rêver Noël, laissez-nous respirer entre deux soldes, entre deux rentrées scolaires, Foutredieu ! Je n’ai pas envie de voir fleurir des chocolats de Noël dans vos magasins, je ne veux pas, non, pas une seconde, entrevoir l’ombre d’un marron glacé, d’un foie gras en torchon orné d’une feuille de houx en plastique, je ne veux pas déjà avoir les oreilles brisées de « Gingle Bells ! » assourdissants, non, moi, messieurs je ne mange pas de ce pain-là ! Moi je veux rêver, je veux pouvoir choisir emmitouflée dans mon manteau de laine, je veux pouvoir rentrer fourbue et transie par les premiers froids, pleine de paquets annonçant la fête future ! Je veux pouvoir dire « Décembre » en déclinant chaque syllabe comme un bonbon que l’on déroule de son enveloppe de papier, et frissonner d’émoi en pensant pain d’épices, mandarines, Saint Nicolas. Je veux être absorbée par la rêverie des vitrines animées, bouche ouverte laissant échapper une fumée de dragon frileux. Je veux être en osmose avec la saison, alors à quoi bon Pâques avant les Rameaux, à quoi bon ce gâchis, cette anticipation chronophage et stupide ? Messieurs les marketeurs, lâchez-nous un peu les grelots et redevenez vous aussi les enfants fébriles comptant les jours avant la veillée, le regard ébloui par le carillon tournoyant sous la chaleur des flammes, ces enfants pas dupes faisant encore semblant de croire que le Père Noël existe bien et que les parents n’y sont pour rien, ces enfants priant pour que la neige tombe pile comme il faut, le 24 décembre, l’école attendra bien… Oui, Laissez-nous rêvez Noël…
