Comme Brigitte, elle renâclait que tout était mieux avant. Impossible d’argumenter, comme son double, elle restait campée sur ses positions d’arrière-garde. A l’hiver de leurs vies, les grandes pécheresses embrassent souvent des causes réactionnaires. La vieillesse a des cruautés vinaigrées.

J’aime beaucoup ma vieille tante. Enfin, un peu moins depuis quelques temps. Elle était beaucoup plus marrante avant. Et puis, comme tout le monde, elle a vieilli. Elle a commencé à trouver le monde d’une laideur insoutenable, revendiquant celui de sa jeunesse, forcément plus beau, forcément plus libre. Moins vulgaire. Comme Brigitte Bardot. D’ailleurs, elles portent le même prénom. Hier, ma vieille tante a eu 80 ans. Comme Brigitte Bardot. Faites le calcul et voyez à quel point cela l’expédie au siècle dernier. 1934. Presque ad patres, la tata. Le XXème siècle était encore un avorton. Il ignorait qu’il allait vers le gouffre d’un second conflit mondial. Le petit bonhomme à la moustache raide et amère comme un carré de Zan, faisait encore sourire. Encore un fou hurlant, bras droit levé comme un premier de la classe qui veut mater ses camarades afin d’être le chouchou de l’instituteur, se disait-on. Finalement, le bon vieux temps ne l’était pas tant que ça…
J’aimais beaucoup ma vieille tante. Elle me faisait rire. Comme toutes les demoiselles prolongées, elle avait eu le statut de brebis galeuse de la famille. Elle avait fuit des parents stricts d’un autre siècle, l’insoumission pour seul bagage. Elle avait aimé, elle avait trompé, elle avait eu une vie amusante de voyages et de fêtes. Comme Brigitte Bardot. Tour à tour mariée, divorcée, concubine…Pendant ce temps, Bardot était la maîtresse fantasmée des salles obscures où elle évoluait presque ingénue, moue de garce boudeuse, haute couronne de cheveux blé mûr, l’œil charbonneux, le verbe libre. Nue au soleil, tout simplement.
Comme Brigitte Bardot, ce n’est pas ma vieille tante qui aurait été bobonne à la maison. Ne comptez pas sur elle pour s’extasier sur une nappe en jacquard, un aspirateur ou des plats cuisinés pendant des heures. Elle était plutôt du genre à croquer une pomme, pied nus sur le sol car elle avait les pantoufles et tout ce qui est pantouflard, en horreur. Comme Brigitte Bardot, ma tante avait une ferme d’animaux en tous genres : chiens, chats, poules, canards, ménates… Avant ce tête à tête animalier, elle avait pourtant beaucoup aimé les hommes. De leur côté, ils le lui avaient bien rendu, faisant d’elle une Aphrodite qui surpassait toutes les bourgeoises rangées sous la communauté des biens. Comme Brigitte. Grande amoureuse, elle avait aussi succombé aux charmes de la robe blanche, des dragées, des tralalas. Mais très vite, comme les héroïnes de Flaubert et de Balzac, elle s’était lassée de sa condition de femme mariée dont l’empâtement menaçait de l’engloutir, elle la belle fille naguère libre comme l’air. Le divorce, ça n’était pas fait pour les chiens. Elle avait repris son statut de Diane Chasseresse sous les glorieuses sixties affichant liberté, sexualité, légèreté. Comme Brigitte Bardot. A nouveau elle dansait sur les tables jusqu’au bout de la nuit, son déhanchement donnait la fièvre au parterre de mâles rêvant à cette éternelle célibataire qui se foutait de ne pas être une parfaite femme d’intérieur. Jamais un de ses amants n’aurait osé lui offrir quelque engin ménager censé être catalyseur de bonheur domestique.
Ma tante ne fût jamais mère et, bien que son célèbre alter ego ait enfanté une seule fois, leur absence commune d’instinct maternel en faisait sa jumelle. Toutes deux préféraient s’émerveiller sur leurs bichons. Comme Brigitte, ma vieille tante brûlait sa vie par les deux bouts : en robes somptueuses offertes par un compagnon riche et sans entrave, elle était la reine des demi-mondaines, enchaînant cigarette sur cigarette tel un joueur de poker jetant ses cartes à la destinée incertaine, caramélisant sa peau sous l’ardeur des soleils d’été, sa saison préférée, coquillages et crustacés, corps dorés et vénérés. Ce furent ses meilleures années. Elle était belle, elle était libre, riante, tolérante. En un mot : jeune. Même au glas de la cinquantaine, la beauté flétrie de ma tante lui conférait un charme émouvant. De son côté, Brigitte Bardot défiait le temps. Et puis sans crier gare, la vieillesse arriva, faisant irruption dans sa chair de méchante façon. Sa peau qui avait reçu avec volupté tant de soleils, s’est soudainement tannée en un cuir sec; son visage s’est labouré de milliers de sillons comme une terre déserte et craquelée, un pli désobligeant a tracé sa route de la commissure de ses lèvres autrefois si avides de baisers, jusqu’au menton, qui effectuait à présent une moue désapprobatrice. Ses dents jadis d’une blancheur de nacre, s’étaient au fil des ans couvertes d’un voile marron grisâtre, résurgence de tous ces cafés-clope absorbés de l’aube jusqu’à la nuit. Ses mains avaient perdu leur douceur dans des replis burinés par l’âge, ses ongles longs se recroquevillaient en griffes crochues de sorcière caricaturale. Sa chevelure de Loreleï s’était épouvantée sous le poids des ans, formant une masse bancale en chignon haut, hirsute selon les jours, au poivre et sel assumé comme une reconnaissance fière de sa décrépitude à présent évidente. Elle avait du cran, Brigitte. Comme ma tante, elle n’avait pas cédé au déshonneur de la chirurgie esthétique. Elle restait naturelle et affichait son âge, aimant heurter ceux qui l’avait adoré en sacrée gamine. Elle n’avait toutefois pas renoncé à l’ultime artifice : ses yeux étaient toujours soulignés d’un trait de khôl coquin, le fard dorait ses paupières froissées comme de fragiles pétales, ses lèvres s’embarbouillaient d’un rouge soleil couchant. De son côté, ma tante persistait dans la coquetterie de la poudre de riz et de la lippe fuchsia. Bette Davis nous avait prévenu : « Vieillir, ça n’est pas pour les mauviettes !« .
A l’heure du crépuscule, elle et ma tante s’en rendaient compte plus que jamais. Les ravages de l’âge auraient pu se contenter de leur naufrage physique. Mais ils avaient déjà amorcé ailleurs leur travail de sape, insinuant dans leurs esprits la haine du monde moderne, des innovations technologiques ou de l’évolution des mœurs. A cela s’ajoutait la peur du lendemain, des cambriolages, des inconnus dans la rue et surtout, de l’étranger. Celui qui avait le malheur de venir d’ailleurs avait tout son opprobre. Ma tante à moi n’a jamais été aussi loin que Brigitte Bardot qui, elle, a épousé la cause du Front National avec un enthousiasme laissant la génération soixante-huitarde pantoise. Mieux encore, sur ses vieux jours, elle, Brigitte, la libérée, s’est mariée à un élu de ce parti, foutant en l’air la sympathie de vieille fille toquée des animaux que l’on avait pour elle. Elle vit entre La Madrague et la garrigue en recluse, toute entière à la dévotion des bêtes. Ma vieille tante aussi l’a suivie dans sa folie animalière et misanthrope : canidés, gallinacés, félins et tétrapodes ailés étaient désormais ses seules fréquentations. Comme Brigitte lors de son récent entretient avec Laurent Delahousse, elle renâclait que tout était mieux avant. Impossible d’argumenter, comme son double, elle restait campée sur ses positions d’arrière-garde. C’est triste, mais c’est souvent le sort des grandes pécheresses qui, à l’hiver de leurs vies, embrassent les causes les plus réactionnaires. Brûler ce que l’on a été, adoré. Glorifier ce que l’on a conspué, moqué. La vieillesse a des cruautés vinaigrées.
Je n’aime plus beaucoup ma vieille tante. Pourtant, j’ai encore pour elle la tendresse que l’on réserve aux roses fanées. J’essaye d’oublier la vieille fille immobile et aigre qu’elle est devenue. Lorsque, de son fauteuil de grabataire je l’entends dire des horreurs, je ferme les yeux vers une autre dimension où ma tante et Brigitte Bardot se confondent. Dans un passé plus que lointain, coloré, musical, joyeux, j’imagine une jeune femme riante et déchainée dansant le mambo.






