
Il ne sait pas pourquoi, bon en, mal en, il a accepté, une fois de plus, cette petite sauterie de fin d’année qui revient comme le chiendent entre les pavés.
Engoncé sur sa chaise, flûte en verre à la main, reliquats de bûche dans l’assiette, il a l’œil des mauvais jours, la bouche qui tire six-pieds-de-long, la mèche qui pendouille comme une défaite, comme un défi à ses camarades pimpants, brushés, toutes dents dehors et yeux écarquillés. Il fait sa tête d’ours du Nouvel An, qu’il dit. D’ailleurs, y a de quoi : ce champagne tiède qu’il se refuse à finir, la gras du foie d’oie ou de canard, il ne sait plus, qui lui pèse déjà sur l’estomac; le saumon plus rose qu’une écrevisse, le chapon obligatoire comme un passage à la douane : « Tu prendras bien un peu de chapon avec de la farce et des marrons ? », puis le fromage suintant et enfin, le sacro-saint entremet à la crème au beurre réalisé avec plus ou moins de sophistication, décoré avec plus au moins de bon goût selon le pâtissier amateur attitré. Le 31 ? Un soir à rester coucher pénard, dans son plumard, à couper radio et télévision crachotant les mêmes âneries annuelles « Jocelyne, en direct des Champs-Élysées, pouvez-vous nous dire ce qui se passe ? », « Oui, Patrick, on peut dire qu’une fois encore, les cotillons sont au rendez-vous…« . Un soir à rester dans sa tanière, à mépriser l’optimisme béat d’une humanité bourrée au homard pour les plus nantis ou au mauvais mousseux, pour les laissés-pour-compte. Ou d’autres, seuls, désespérément seuls, bourrés tout court.
Il ne sait pas pourquoi, bon an, mal an, il a accepté, une fois de plus, cette petite sauterie de fin d’année qui revient comme le chiendent entre les pavés. En soupirant, il s’est rasé plus correctement que d’habitude, sans pour autant sacrifier sa pilosité d’ursidé en devenir, d’un grain de peau au propret juvénile. En grognant, il a attrapé dans la penderie sa veste de velours – toujours la même depuis le temps, un chemise à la facture suffisamment honnête pour avoir résisté à l’usure du temps et aux modes qui passent. Une cravate ? L’unique qu’il possède sera retirée sitôt les coquilles d’huîtres desservies. Les chaussures auraient bien mérité un petit coup de polish, mais l’urgence de ne pas dépasser le fameux quart d’heure de politesse laissera cette action sur le banc de touche des priorités. L’air distrait, il a quitté son antre de livres, ses disques de jazz et ses chimères pour se jeter dans la folie générale du 31 Décembre. Une bonne bouteille de Montrachet dans un papier cadeau usagé fera l’affaire. La maîtresse de maison risque de frôler l’apoplexie dans un strident constat à la limite de l’hystérie « Oooh ! Mais il fallait pas ! » et emportera le précieux dans sa cuisine avec des précautions d’une mère à son nouveau-né…
Et le voilà, quelques heures plus tard, à cette même table, comme tous les ans. Il est prêt à tomber de sommeil. Les voix de ses congénères passent comme à travers de la ouate, le bercent, l’agressent, puis repartent dans un écho lointain… Comme il aimerait être ces enfants que l’on couche à une heure raisonnable, ce soir-là. Quelle chance, ils ont, ces p’tits cons, de roupiller bien au chaud sous leur couette. Ils ne connaissent pas leur bonheur… A présent qu’il est devenu un adulte patenté, le voilà obligé de rester courtois, d’étouffer la grossièreté d’un bâillement d’hippopotame, d’écouter les histoires d’immobilier, de deviser sans trop de provocations sur la géo-politique et de placer en fin de phrase une conclusion prudente : « La conjoncture actuelle est compliquée… » . Une expression qui ne fâche pas et ne mange pas de pain. Inutile de parler élections présidentielles, immigration, intégration, enfin, tous les mots en -tion d’ailleurs, à fort risque belliqueux. On réservera ça pour le cercle des intimes plus tard, devant le rôti dominical et en 2017 de préférence. On a encore un an de répit, si on se débrouille bien. Il est ours, le voici mouton de Panurge. Il a rit quand il le fallait, il a fait passé les bouteilles quand cela était nécessaire « Oh, excusez-moi, je vous embête à nouveau, a gloussé sa voisine pour la dixième fois de la soirée, mais, pourriez-vous me passer l’eau pétillante…?« . Il a trinqué à l’apéritif, complimenté les fruits de mer, forcé la frugalité de son estomac à prendre du dessert plutôt que du bicarbonate de soude. Le voilà cuit. Le voilà ours.
Tout rentré dans sa pelisse marron, il observe ses semblables mi-goguenard, mi-désespéré. Car minuit s’approche dangereusement. Il va falloir se bisouiller, trinquer encore alors que son appareil digestif est au bord du gouffre, à nouveau se souhaiter le meilleur, deviser encore, refuser un dernier café et enfin ce sera la délivrance ! En attendant, derrière sa pilosité protectrice, il regarde cette humanité jurer l’optimisme, s’encanailler de champagne, commencer à faire le décompte des minutes les séparant de « la-nouvelle-année » d’un air gourmand. Quoi, la nouvelle année ? Qu’est-ce qu’elle va vous faire, la nouvelle année ? Il a envie de se lever de table avec fracas, bomber le torse et taper de ses poings vigoureux en grondant de vocalises à la façon d’un tremblement de terre « Merde, la Nouvelle Année ! Groaaaahhh ! » en jetant sa serviette, puis de partir sur ses deux pattes, avec la démarche pataude du maladroit à la fois honteux et fier de son forfait, le tout sans fermer la porte. Il imagine déjà la stupéfaction de l’assemblée, les doigts soudainement crispés sur le cristal, les bouches interloquées en cul-de-poule, les sourires crispés et les toux gênées par tant d’audace. Mais non. Il fait partie de ses eaux calmes haïssant le scandale. Il est un ursidé ruminant préférant marmonner dans ses poils, toutes griffes rentrés. Il s’en veut d’être ainsi. Il aime être ours solitaire, mais jusqu’à un certain point. On risquerait de ne plus l’inviter à la prochaine Saint-Sylvestre…