Il faut manger du pain Poîlane. Car c’est le pain des humbles pécheurs, authentiques et discrets. Oui, il faut manger du Pain Poîlane en mémoire de Cabu, grand Duduche assassiné un triste matin de janvier. Une légende raconte que le dessinateur binoclard en avait toujours dans sa sacoche, en cas de grande fringale. Tranquillement, dit-on, il débarquait dans les rédactions, avec ses croquis et ce coupe-faim rustique qui trahissait ses origines de l’Est, lui, petit gars de 20 ans débarqué à Paris, par la sinistre gare d’Austerlitz. Il en appréciait le pain bis avec sa croûte de lave et sa mie de terre, délicatement empoussiérée de farine. Parée d’un filet de beurre et d’une légère couche de gelée de groseille, ce dernier devient un festin de roi. Accompagnée de charcutaille divinement fumée, il canalise les appétences rustres qui voudraient faire avaler du saucisson ou jambon de Westphalie seuls, en deux trois bouchées. Cabu avait bien compris que pour être heureux, les choses simples se suffisent à elles-mêmes. Du papier, un crayon, du pain complet et on est paré pour la création ! Le soir, on s’endormira du sommeil du Juste, ou du moins pour Duduche l’anticlérical, l’athée des cul-bénis, le moqueur des islamo-tartuffes, celui du mécréant accompli.
Il faut manger du Pain Poilâne, afin de comprendre le goût de Cabu pour cette boulange particulière. Comme lui, on appréciera son enveloppe au curieux granulé de terre et de suie. Il faut dire qu’au toucher, le Pain Poilâne a la rudesse d’un sol post-volcanique. Ayant dépassé cet abord peu avenant, on s’attachera à en apprécier la tendresse intérieure d’une légèreté d’abeille grâce à ses alvéoles clairsemées comme autant de constellations. Le pain Poilâne est une délicatesse de porcelaine déguisée dans le cuir rugueux d’un éléphant. Efficace et honnête comme un teuton, le Pain Poilâne remplit les estomacs d’une consistance besogneuse qui assurera à celui qui s’en est sustenté, l’absence de gargouillis déchirants durant quelques bonnes heures. Le Pain Poilâne est le Sauveur des morfalous désespérés. Prédécoupé en tranches longues et fines, il peut se mettre d’être une âme vagabonde : emballé dans un torchon, il se glissera aisément dans quelque garde-manger improvisé, comme un sac de cuir ou de toile. Peu importe. Le Pain Poilâne a une discrétion de loup. Une fois mangé, il ne laissera pas de miettes au sol, la dominance de sa mie et le cercle parfaitement homogène de sa croûte, sont le secret de sa retenue. Chut, l’ami Poilâne est le fruit d’une lente maturation du levain puis d’une cuisson toute aussi ralentie au feu de bois. Un pas de côté audacieux à l’époque imbécile des tweets précipités.
Il faut manger du pain Poilâne en mémoire de Cabu qui aimait tant rire. Avec son drôle de nom, on dirait une blague culinaire : du pain au poil d’âne ? Quelle étrange idée ! Et voici que nous vient une caricature cabuesque d’une miche velue d’où sortiraient deux grandes oreilles… Car, si on pouvait rire de tout, avec Duduche, alors pourquoi pas ne pas s’imaginer cette fantaisie sans queue ni tête ?
Il faut manger du Pain Poilâne et se souvenir, toujours, du Grand Duduche en train de dessiner, la tête penchée avec application sur son ouvrage, son bol de cheveux s’agitant au gré du vent comme des algues marines en eaux profondes, un léger soubresaut d’hilarité parcourant ce corps de septuagénaire éternellement gamin, ravi de faire une niche à son prochain. Une fois l’offense accomplie, peut-être s’autorisera-t-il cette gourmandise au goût de terre à son image: simple et entière.
Savoureux!!!