On serait plus forts ensemble. On arrêtait de s’entredéchirer. On allait refaire le monde et leur prouver que l’on était capable de s’aimer et de s’entendre. Voilà ce que nous devrions retenir des fondements même de l’Europe.

Tu as rêvé de l’Europe car, au début des années 90, dans les cours d’Histoire/Géo, on te disait que ce serait merveilleux, que l’entente des peuples était là, qu’il n’y aurait plus de guerres, plus de montée du nationalisme, plus de dictatures, que le Mur de Berlin venait de tomber, que tout était possible.
Tu as rêvé d’Europe sur fond d’Hymne à la Joie de Beethoven: Si, Si, Do, Ré, Ré, Do, Si, La, Sol, Sol, La, Si, La, La Sol… C’était un air qui dévalait l’Histoire dans un grand galop d’optimisme, une ronde de fraternité entre les nations : Do, Si, La, Sol, Sol, La, Si, La, La Sol… après deux guerres, on comprenait enfin qu’il fallait s’unir pour ne plus jamais s’entredéchirer, que l’on combattrait toute forme de nationalisme, de racisme. Le repli sur soi n’allait plus exister. Toi, adolescente des années 90, petite gamine de 12 ans, tu étais le fruit d’amours nées dans un pays refusant le nazisme, tes grands-parents s’étaient rangés du côté des Justes à leurs risques et périls. Un jour, alors que tu leur posais mille questions sur la Grande Guerre et celle de leur jeunesse, ils t’avaient pris par le bras toi et ta cousine du même âge, pour un périple d’une semaine entière dans leur Lorraine portant pour toujours les stigmates des deux conflits. « Maintenant, nous ont-ils dit, vous êtes en âge de comprendre ce que c’est la guerre. On va vous montrer comment c’était pour que jamais cela recommence. Pour que vous sachiez. La guerre, c’est laid, c’est terrible. La guerre c’est la faim, c’est la peur, c’est le froid, c’est le manque, les casques et les balles. ». Tous les deux s’étaient consultés rapidement, mutuellement. Il fallait que les petites apprennent. Le temps des réponses concrètes et cruelles à leurs questions était venu. Ils étaient encore suffisamment jeunes pour transmettre, pour nous faire cette leçon de vie. Tant que la grande faucheuse ne les rappelait pas à l’ordre, avant de quitter ce monde, ils avaient un dernier devoir à accomplir. Le lendemain, Papy et Mamie nous embarquèrent pour un voyage que nous n’avons jamais oublié.
A quatre, dans leur confortable Ford américaine qu’ils n’auraient jamais pensé s’offrir quand ils manquaient de tout sous l’Occupation, nous avions remonté le temps : Ossuaire de Douaumont, Musée de la Grande Guerre, Tranchée des Baïonnettes, Verdun, Cimetière Américain, Fort de Fermont… les morts nous murmuraient dans un vertige « Ne recommencez jamais… jamais vous, entendez… Plus de guerres, plus de tranchées, plus de sang, plus d’hommes sacrifiés… ». Comment oublier cet empilement d’ivoires immaculées qui avait été autrefois des hommes de chair et de sang ? Désormais, ils n’étaient plus que des crânes parmi tant d’autres, sans identité. Une masse compacte dans un sanctuaire où figuraient les noms des sacrifiés à l’embrasement des Balkans et fameux ‘jeu des alliances’ comme le disait si mal cette expression scolaire et simpliste. Ils n’avaient pas pu avoir de sépulture propre. Ils trônaient dans cette cathédrale étrange et austère qui dominait une vallée de croix à la pâleur de mort. C’était fascinant et terrifiant. Et puis, il y eu le Musée de la Grande Guerre et ses photos sépia de corps disloqués : jambes arrachées, soldats agonissant toutes tripes dehors, ignominie des gueules cassées, monstruosité cubique de ces hommes aux membres rafistolés par les moyens orthopédiques de l’époque. « Regarde ! » nous disait à chacune mon grand-père, me poussant à mettre l’œil dans un appareil retro pour visionner ces archives de l’horreur qui contrastaient avec les beaux uniformes entrevus dans l’entrée du musée.
La guerre était laide, effectivement C’était un serpent de boue sans fin, un monticule de rats dévorant les entrailles en putréfaction, c’était des épouvantails hirsutes grossièrement costumés pour cette occasion tragique. C’était des gueules noires de crasse et, au milieu de ce charbon, deux orifices oculaires trahissant l’hébétement le plus total, la folie, l’égarement au milieu des fusées de fer, des casques pointus, du chaos du monde. Un grand cri de Munch à ciel ouvert. La guerre… c’était donc cela… Et leur guerre, à Papy et à Mamie, c’était comment ? Des soldats mieux nippés, des photos plus chiadées, une technologie armée plus élaborée. Mais le sang était toujours là. Partout, le même vertige qui vous prenait face à ces océans de croix où reposaient des corps anonymes. Des corps disloqués, des hommes de 20 ans appelant leur mère avant de mourir de façon dégueulasse, le ventre coupé en deux, les membres éparpillés.
Enfin, il y eut Fleury, petit village rasé entièrement par les obus. Il n’en restait plus rien. La Nature avait repris ses droits. Des décennies d’abandon avaient fait pousser des arbres d’un vert insolent d’éclat, des fougères, des champignons… Qui pouvait penser qu’un tel charme champêtre pouvait renfermer la vie brisée de tout un village ? Patiemment, on avait reconstitué les emplacements de jadis : boulangerie, mairie, école, boucherie, épicerie, maisons … les pancartes indiquaient ce qui avait été. A leur place, des chênes moussus, des hêtres, des noyers et toute une végétation qui avait à jamais pris le pouvoir. Quel gouffre, quelle chute ! La guerre pouvait donc tout annuler ? « Vous voyez, les filles, nous disait ma grand-mère, plus JAMAIS la guerre, plus JAMAIS ! ». Et puis, elle se tût. Ses deux prunelles vert d’eau se mouillèrent imperceptiblement, sa bouche frémit d’une peine impossible à exprimer. Le dernier jour de la guerre 39-45, son cousin bien-aimé, son frère, son complice d’enfance avec qui elle avait fait les 400 coups, était bêtement mort lors d’une embuscade tendue par les Allemands, dans une clairière de Lorraine. A ses côtés, son oncle avait également été abattu. A 24h de l’Armistice. Elle avait été voir les corps de ses propres yeux tant elle n’arrivait pas à croire à cette absurdité. Sortis de leurs boîtes crâniennes, leurs cerveaux gisaient à terre. Père et fils étaient unis dans la mort, rasés dans un absurde coup de malchance. Elle ne s’était jamais remise de cette vision. Parfois, des ombres la traversaient quand elle disait « C’était la guerre, tu comprends… ». Elle prononçait ce mot d’une manière appuyée et terrible, faisant ressortir ses deux consonnes au roulement orageux. Un silence se faisait et elle se taisait tout à coup, perdue dans cet effroyable souvenir ou d’autres que je ne connaîtrais jamais. Je devinais la barrière à ne pas franchir, les questions à ne pas poser.
Mes grands-parents sont partis pour toujours, emportant avec eux leurs réponses à nos interrogations de jeunes femmes adultes souvent en prise avec leur conscience politique. Ce que nous retenons d’eux aujourd’hui, c’est cette dernière leçon donnée à deux gamines de douze ans. Cet ultime « Plus Jamais » qui résonne comme un avertissement. La guerre, la montée des nationalismes peuvent revenir. Pour eux, rien n’était gagné d’avance. Le moindre conflit sur le continent susceptible de s’emballer les affolait. Ils écoutaient les informations dans un silence recueilli, le regard soucieux, des plis d’inquiétude striant leurs fronts.
Alors, et l’Europe, pour eux ? C’était un immense espoir de croire à nouveau en l’humanité. Ils étaient pour l’Europe, pour l’abolissement des frontières, pour une monnaie unique. Et surtout pour la sûreté de paix qu’elle apportait. Si, Si, Do, Ré, Ré, Do, Si, La, Sol, Sol, La, Si, La, La Sol promettait des lendemains qui chantent. On allait tous vaincre la peur. France, Allemagne, Grande-Bretagne, Italie, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas… On serait plus forts ensemble. On arrêtait de s’entredéchirer. On allait refaire le monde et leur prouver que l’on était capable de s’aimer et de s’entendre. Voilà ce que nous devrions retenir des fondements même de l’Europe. Avant le cynisme de toute considération économique et aux lendemains de deux conflits mondiaux des plus meurtriers du XXème siècle, elle est une promesse de Paix. Cela, trop de gens l’ont oublié, nos amis d’Outre-Manche en premier. L’Europe est un miracle. Ne l’oublions JAMAIS.
A mes grands-parents que je ne remercierais jamais assez pour cette dernière leçon.