
Il déambule comme dans un songe, le regard troublé de brouillard, le pas mal assuré et titubant. Au loin il distingue des lumières au chromatisme criard des couleurs primaires. Un bleu n’ayant pas l’élégance éclatante d’un Majorelle, un jaune trop joyeux pour ne pas être un Tartuffe, un rouge gonflé d’insuffisance festive. Mal assuré, toujours, il tâtonne, il hésite à promener son regard de myope volontairement désarçonné de ses lunettes de vue. Le choix ne relève pas du hasard. Il est sciemment réfléchi pour ne pas distinguer les horreurs à venir. De la fureur, du sang et des larmes. C’est ainsi qu’il le voit depuis toujours. Ainsi qu’il le vit depuis l’enfance. Au loin, le grondement se prépare, il l’entend, il le sent, à la manière d’un Apache guettant un convoi ferroviaire. La mine plissée par une grimace des plus déplaisante, il semble coller son oreille au rail en proie aux vibrations ennemies. La catastrophe se rapproche de façon inéluctable. Il ne pourra rien y faire. Il devra subir et chercher à s’abriter. Le voici qui tremble comme un Poilu avant l’assaut final d’une guerre de position qui n’a que trop duré. Ses mains sont parcourues d’un tremblement pavlovien que seuls les initiés comprennent. Il n’y a rien à faire. Alors, foutu pour foutu, le voici qui prend une lampée de mauvais alcool. Peu importe la gueule du flacon, pourvu qu’il y ait l’ivresse au bout du goulot.
Tout à coup, la redoutable reculade commence, beuglée avec l’obscénité des soudards encotillonnés. 10…9…. 8….7….6….5…. Alors notre Poilu cherche avec panique quelque petit nina à flamber, ses doigts se perdant dans les méandres de ses tabatières improvisées. Entre ses phalanges engourdies d’éthylisme mondain, le voici froissant nerveusement le papier salvateur de la clope qui sauve le condamné. Putain, putain, la charge va bientôt commencer ! Le compte à rebours broie les frêles secondes de l’année mourante, laissant les Parques faire leur travail de sape à coup de ciseaux rageurs : ‘4…3…2…1…. 0…. BONNE ANNÉE….!!!! La déferlante exulte : BONNE ANNÉE…! Les hystériques empoignent notre petit poulbot de minuit, le parent d’un turtutu-chapeau-pointu ridicule, le bombardent de flonflons en papier mâché, le ligotent de rubans emberlificotés, le bousculent, le congratulent sans avoir eux-mêmes pris connaissance de ses aspirations pacifiques, hurlent à tout-va des ‘BONNE ANNÉE, BONNE SANTÉ ! » atomiques et stupides, louent le nouveau calibre calendaire. 2019 sera formidable à coup sûr, la der des der pour les emmerdes, c’était 2018 ! 2019 sera une année folle, oh oui ! Dehors, la guerre continue : les bouchons de champagne éclatent, les feux d’artifices explosent, leurs flammes retombant comme autant de griffes menaçantes, fureurs lumineuses grillant la rétine de notre planqué du nouvel-an. La troupe improvise alors une danse collective des plus dépareillée, entre la chenille au tortillard peu gracieux tanguant au champagne ou une sarabande au folklore d’un goût douteux. Oubliant le petit troufion tétanisé, la troupe s’est éloignée vers d’autres terrain à conquérir. La guerre de position ne fait que commencer. Avec leurs langues de belle-mère, certains donnent déjà du clairon avant l’assaut final.
Enfin seul, s’assurant que l’ennemi a bien quitté le front, notre brave petit soldat ose enfin s’extraire du boyau où il avait réussi à trouver refuge. La table naguère mise avec une tactique de général en chef a des airs de champ de bataille. Gisant à terre, les flûtes ne sont plus ces longs corps translucides attendant au garde-à-vous les invités, dignes et rutilants. Les couverts croisent le fer dans un ultime corps à corps perdu d’avance, le panache de leur armoiries souillées perdu dans des reliquats d’Agapes peu ragoûtantes. Tout n’est plus que tranchées de serviettes froissées, gueules-cassées de porcelaine, dinde éventrée demandant grâce, carmin violent de vin éclaboussé sur la nappe immaculée elle-même entachée de bûche écrasée. Endeuillé, un vase laisse pleurer ses roses, leurs têtes courbées portant la désolation s’étalant à leurs pieds. Rompant avec le silence de mort, le petit soldat allume enfin sa Gauloise libératrice. Son bout rougeoyant fait penser à un petit canon paisible et fumant, quelque part sur un front de l’Est. A l’Ouest, rien de nouveau d’ailleurs. Tout juste quelques cris malvenus au fond des ruelles une fois la folie passée. Le premier janvier et la gueule de bois qui les attend va leur mettre du plomb dans la tête, pense avec délice notre petit soldat. Quelle connerie, le Nouvel An !