Crois-tu qu’en mettant de fausses lunettes on va penser que tu lis Proust tous les soirs avec Tosca en fond sonore? Mais non, Jeune, car en te regardant, les vieux comme moi détectent immédiatement que ta lecture de chevet, c’est ELLE, VOGUE ou GRAZIA.

Quand je te croise dans le métro ou dans la rue avec tes fausses lunettes de myope tel un Woody Allen en toc, Jeune, j’ai envie de te prendre par la main et de te consoler. Mon pauvre Poulain, même avec cet attirail de bobo-intello, tu es loin d’avoir le Q.I de Jean-Paul Sartre ! J’ai aussi envie de te demander ce que tu fous avec ces hublots que seule Nana Mouskouri porte encore.
Son nom ne te dit rien, Jeune, et c’est normal. Car tu babillais à peine que je passais mon bac alors que le second millénaire s’achevait plein d’espoir. Les années 2000, ce serait génial. On porterait des combi orange fluo comme dans la série « V » (le Dallas martien des eighties qui se distinguait particulièrement par ses costumes orange et par les monstrueux brushings du plus mauvais goût), on mangerait du Chuppa Chupps en poudre pour se nourrir, on voyagerait partout dans un monde sans frontières, la vie serait facile, la vie serait drôle… Et puis le 11 septembre 2001 a tout foutu en l’air. Maintenant, on est obligés de faire la gueule sur sa photo d’identité. Interdit de sourire ! L’ami Ben Laden a fait fort. Même ad patres, il continue de nous rendre chèvre dans les photomatons pour avoir une tête aux normes sur papier glacé. Les permis de conduire où les gens effectuent un rictus d’imbécile heureux sont devenus collector. Mais reprenons : avant d’être le nom d’une marque de serviettes hygiéniques, « Nana », c’était la chanteuse grecque qui faisait un tabac en Europe avec des airs joyeux et sirupeux. Sa paire de lunettes à montures noires épaisses était la marque de son look. Bref, tu aurais adoré emprunter ses hublots.
Mais dans les années 80 et dans une cour de récré, Jeune, sache qu’être déclaré myope et donc porteur de lunettes, c’était une mise au ban de la société. « Harry Potter » n’existait pas encore pour rendre cet accessoire glam’ et porteur de mystère.C’était idiot, mais c’était ainsi. Il faut dire que les montures de notre époque étaient particulièrement hideuses. Surtout quand elles étaient réparées avec un sparadra rose cochon. Quand les lentilles ont été accessibles à bon nombre, cela a sauvé bien des minois et des célibataires, de même que quand les lunettes sont devenues légères, transparentes. Toi Jeune, avec tes montures de la taille d’un tank, tu ne connais pas ta chance de porter cet accessoire par choix et non par nécessité. Tais-toi mon Poulain, ferme ton « Closer« , arrête de dire « lol » au lieu de « mort de rire », ça m’agace, et enlève ton i-pod de tes oreilles quand je te parle !
Avec tes hublots en plastoc, tu t’prends pour Harold Lloyd dans « Safety Last » ? Tu te prends pour un mythe ? Je veux dire, tu crois qu’en mettant de fausses lunettes on va penser que tu lis Proust tous les soirs avec Tosca au lieu de Fashion TV en fond sonore? Mais non, Jeune, car en te regardant, les vieux comme moi détectent immédiatement que ta lecture de chevet, c’est ELLE, VOGUE ou GRAZIA. Pas une seule seconde on ne va croire que longtemps je me suis couché de bonne heure te dis quelque chose. Par contre on pensera que, toi aussi, tu te fourvoies honteusement comme l’ex-ministre Luc Châtel qui aime citer des extraits de « Zadig&Voltaire » (mwaouahahahaha… le malheureux…). D’ailleurs, Bernard Pivot a failli en crever.
Tu ne sais pas qui est « Bernard Pivot » et c’est normal. Au temps des dinosaures, c’est-à-dire dans les années 80-90, lorsque les télévisions faisaient la profondeur d’un frigo et que l’écran avaient des pixels aussi gros qu’un smartphone, Bernard était considéré comme le Père Fouettard des Lettres. Chaque année, il faisait faire télévisuellement à la France entière sa fameuse dictée. LA dictée DE Bernard Pivot. Oui, tu as bien entendu, Jeune, cet exercice scolaire de torture que l’on ne pratique plus qu’à Guantanamo, et que des instits’ consciencieux nouvelle génération font faire clandestinement, risquant à tout instant de se faire condamner par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, dénoncés par des parents non moins nouvelle génération qui refusent que leurs petits chéris se confrontent à la norme orthographique et grammaticale. Oui, jeune, à l’époque, tout le monde prenait son cahier et sa plume, religieusement, devant sa télé, et tentait d’écrire correctement des noms communs inventés par des détraqués. Il y avait des morts, crois-moi. Et celui qui avait fait moins de 40 fautes sabrait le Champomy ou se bourrait au Banga (autre boisson sucrée, fruitée complètement artificielle de notre époque répandant son faux-exotisme dans nos gosiers de mômes fans de « Fort Boyard »). D’ailleurs, Bernard Pivot était aussi un binoclard dont on redoutait l’impitoyable décryptage de nos fautes à travers ses sévères bésicles.
Alors, Jeune, avec cet objet de pacotille, comptes-tu vraiment nous leurrer à ce point ? Faire penser que tu dissertes sur le sens de la vie d’après Nietzche ou les Monty Python (non, Jeune, ce n’est pas un groupe de rock, mais une troupe d’humoristes anglais) ? Arrête de te la raconter et pose cet accessoire qui ne fait que ressortir ta propre vacuité, je te le jure, tu te sentiras moins bête à nos yeux. Bien sûr, la mode c’est fait pour s’amuser, les fausses lunettes, ça passe le temps d’une soirée déguisée, mais dans la vraie vie, avec tes verres en plastique sans opacité made in china, tu es grotesque. Pour toi, tout est facile. Tu ôtes à loisir cet accessoire fashion pensant qu’être myope, c’est fun. Et pourtant…
Etre binoclard, c’est tout un art, ça se mérite, ça se construit dans la douleur. Sans correction, tu vis dans un brouillard permanent. La vie se présente alors comme un tableau de Monet : des couleurs brouillées par petites touches, un flou bienveillant qui gomme les laideurs qui t’entourent. L’univers devient nuances. Des pastels tendres, des contours atténués, des visages sans défaut. Etre myope, c’est la confrontation permanente à une représentation mensongère du monde. C’est une instagrammisation où l’option « flou artistique » est à demeure. La myopie est un cocon qui t’écarte de la réalité nette et de ses imperfections. Cette pathologie transforme le regard du myope pour le meilleur ou pour le pire: tantôt la prunelle est agrandie comme celle d’un croyant face à un miracle et lui donne une candeur aussi sincère qu’inégalée; tantôt elle contracte les sourcils dans un pli inquiet et la bouche se tord dans un rictus proche du dégoût. Souvent, c’est une frontière agréable où l’adjectif « vague » prend toute sa signification. L’univers du myope ondule et oscille comme un horizon lointain s’évapore sous une canicule. Mais à long terme, sans aide oculaire, ta vie est un enfer kaléidoscopique. Tu déambules comme sur un bateau déchaîné, le moindre obstacle paraît suspect : est-ce mon chat ou bien une couverture oubliée ? De loin les visages familiers te sont tout à coup étrangers, tu snobes malgré toi tes connaissances, passant à côté d’elles plein d’une raideur inconsciente, que beaucoup taxeront de fierté mal placée. Ignorance involontaire débordant sur les pires quiproquos. Sur les panneaux ou dans les livres les lettres se déforment, dansant dans un ballet moqueur… le monde des myopes est aussi doux que cruel. En fin de journée le dépouillement de son correcteur de vue lui rappelle amèrement sa vulnérabilité. La privation de la capacité optimale de ce sens ramène le myope à sa condition animale. Quelle faiblesse ressentie face aux prédateurs à la vue acérée ! Quelle panique à l’idée d’oublier ses lunettes en vacances, ses lentilles et leur armada de matériel d’entretien. Quand dans son lit, le soir, le masque tombe, que la lecture du coucher nous fait poser nos lunettes, l’instant qui précède l’extinction des feux renvoie à la figure du myope combien sa vue est abîmée, avec dans un coin de sa tête la peur enfouie de la cécité complète comme une épée de Damoclès… La myopie est une première mort qui te coupe des vivants et des sans-peurs. La myopie est une prison ouatée où parfois il est bon de se complaire. La myopie est une matrice enrobante qui nous met à l’abri de la violence extérieure.
Je te le dis, Jeune, être myope, c’est un parcours du combattant, n’usurpe pas ce statut de martyre de la prunelle et quitte tes binocles de pacotille. Un singe habillé en smoking est toujours un singe. Ne te laisse pas berner par cette imposture esthétique mais attends plutôt qu’avec l’âge vienne en toi la sagesse et le plaisir d’avoir une vue courte.






Excellentissime !!!!
L’article est superbe! Mais il est vrai que beaucoup portent des lunettes dans le seul but de se donner du style … Monet et son impressionnisme qui nous donne la sensation d’être myope, je trouve son œuvre fabuleuse. D’ailleurs, toutes les lunettes ne vont pas à tous les individus… mais je ne regrette pas de dire que Justin Bieber devrait arrêter ce genre de fantaisie, je crois que tout le monde a pris confiance que cette star est tout sauf intello …