Il est temps de respirer, on part en vacances. Terminés pour un temps les vanités urbaines, les rendez-vous chic, les civilités mondaines, le petit air crâne de celui qui a réussi dans la vie, les impostures félicités… nous sommes en route pour un ailleurs. Il fera bon d’être ridicule : en short dissimulant à peine une pilosité masculine malvenue, en tongs ou en baskets pas tendance du tout, le sac en bandoulière et la dignité sous le tapis. Toi, pour une fois, tu seras sans maquillage, tu te sentiras vulnérable et nue. Le vent électrisera tes cheveux, tu sentiras le sable mouillé, ta peau aura la moiteur des embruns. Ou bien ta chevelure se parfumera de bois brûlé, d’herbe coupée et de pins car on sera à la montagne. Peu importe que l’on soit à Venise, sur une plage ou sur les cimes, on s’en fout. Mais cette fois, chérie, Darling, mon amour, laisse tomber l’appareil photo. Ne le prends pas dans ta valise. Laisse-le prendre la poussière, laisse-le, lui aussi, au repos. Et partons à l’aventure de nos souvenirs.
Darling, si tu m’aimes encore ou si tu m’aimes tout court, je te demande ce renoncement. Laisse tomber l’appareil. Cette fois, soyons secrets, soyons libres dans nos mémoires. Plus tard, je veux que l’on ait des disputes amusantes et absurdes sur nos moments passés : ce petit restaurant où nous avions si bien mangé en Toscane, comment s’appelait-il ? Tu avais pris de la Grappa, je crois, mais je ne suis pas sûr car après il avait fallut retrouver le chemin de la voiture… la voiture, d’ailleurs, tu te rappelles ? On avait loué une… une quoi déjà ? Elle était rouge, non, blanche, ah… peut importe, mais je mettrais ma main à couper qu’elle était décapotable…
Laisse tomber l’appareil et songe combien il sera amusant de s’enliser dans ces sables mouvants. Vois comme il est excitant de sauter sans filet aucun et de lâcher prise. Les mains ôtées de toute entrave, nous parcourrons le monde. Soyons égoïstes et gardons pour nous ce coucher de soleil, cloîtrons dans nos mémoires les rencontres hasardeuses : ce fantastique chat abyssin sur ce muret, ce vieillard centenaire sur un banc, cette fleur rare et inconnue… Mon amour, Darling, ma chérie, ne commets pas la bêtise de détruire ces instants par un déclencheur inopportun. Ne déchire pas ces silences sacrés par cette profanation technologique. Laisse tomber l’appareil et profite réellement du temps présent, ne les fige pas dans la perfection numérique : laisse ce chat dans l’insouciance. Tu vois bien qu’il gît dans l’ombre, siestant comme un bienheureux. En photo, cela ne rendrait pas, tu le sais, et tu troublerais son sommeil si beau, si précieux. Admire-le sans le voler. Caresse-le sans le dépouiller. Et garde son sourire séraphique comme un trésor, mets de côté ce moment de paix pour plus tard.
Laisse tomber l’appareil, ne sois plus esclave de l’image. Regarde ce panorama, cette route qui zigzague entre ces cyprès au garde-à-vous. Laisse tes yeux boire ce paysage éphémère, enivre-toi de cette lumière car demain ce ne sera plus pareil. Il y aura sans doute un nuage qui troublera tout, des touristes de passage qui briseront notre intimité, un je-ne-sais-quoi qui gâchera cet instant. Laisse-toi porter par la beauté du moment, ne fais pas la coquette, ne cherche pas à m’amadouer, je ne te photographierai pas. Je te veux pour moi seul. Car tu es trop belle à cet instant là pour que je te partage avec d’autres. Ton sourire n’existera que dans mes yeux et je ne commettrai pas l’injure de figer ta fossette sur la morgue glaçante du papier photo. Car je te veux vivante. Je te veux brouillée de mille détails que j’imaginerai plus tard, quand je serai très vieux, quand mon cerveau me jouera des tours. Ainsi, mon amour, Darling, ma chérie, je te réinventerai chaque jour. Tel un chevalier, je serai sans cesse en quête de ce que tu étais, de ce que j’aurais voulu que tu sois à cette minute de notre histoire. Tu portais une robe bleue, oui, celle que j’aimais tant… non… tu avais tes boucles dorées qui tombaient sur tes épaules… tu avais froid alors, et tu as mis ce châle à trois sous que nous avions trouvé chez ce marchand bonimenteur mais tellement drôle, sur la place… tu te souviens ? Mais si, je te jure, je m’en rappelle… c’était il y a longtemps, je sais mais… fais-moi confiance. Oui, chérie, Darling, Amour, plus tard tu me remercieras d’avoir refusé la fausse complicité de l’appareil photographique. Tu ne râleras pas de ne pas avoir été prise sous ton bon profil, tu ne trahiras pas notre intimité pour la vanité des réseaux sociaux. Rendre jaloux les autres, susciter l’envie amère comme une noix de galle, à quoi bon ? Les souvenirs sont faits pour être vécus en ermite, ils doivent garder leur part de mystère. Pour être heureux, soyons avares. Mon amie, mon amour, Darling, soyons deux vieux grigous. Et ricanons sous cape de ce que nous étions : mon panama de perlimpinpin troué au bout d’un jour, ta glace qui a chu sur ta robe toute neuve, la chambre miteuse d’un palace pourtant plein de promesses… comme c’était bon, comme c’était fou ! Mais c’est encore meilleur de se dire encore que ces souvenirs là resteront anonymes, qu’ils seront enterrés dans l’oubli de nos mémoires et plus tard de nos corps au fond de nos tombes. Ils nous appartiennent à jamais. Ils ne seront pas pillés. Aucun regard extérieur n’ira violer ces parts de nous-mêmes qui constituent notre histoire. Instants sublimes, instants ratés, instants d’or et de poussière, restez dans nos têtes prisonniers pour toujours ! N’est-ce pas beau toutes ces cendres de nous, Darling, mon amour, ma chérie ? Je te l’avais bien dit, je te l’avais promis, alors, laisse-tomber l’appareil, restons éternels…