Préférer l’Heure d’Hiver

Oh, oh, il semble que le Docteur Jivago a une saison préférée...
Oh, oh, il semble que le Docteur Jivago a une saison préférée… (Photo extraite de ‘Docteur Jivago’, David Lean, 1965)

La glue de l’heure d’Eté vous colle à des interactions tapageuses que votre snobisme ne vous autoriserait en aucun cas en période de Reine des Neiges. Imaginez quel heureux homme devait être Docteur Jivago dans sa datcha avec autant de poudreuse pour repousser allègrement les désobligeants l’invitant à lever le coude.

Alors que le monde déplore la fin de l’heure d’Eté, tombe une confession honteuse et tamisée : préférer l’heure d’Hiver. Au soleil franc et tranchant du petit matin, préférer les brouillards suspendus dans la plaine, les profondeurs glacées des vêpres précoces et haïr le réveil que l’on avance pour l’ultime passage du printemps. Avoir la mélancolie de la tombée pacifique d’un soir de décembre, tandis que  Mars annexe la Nature à son prochain diktat où les bourgeons se déploieront, verts, vifs et insolents, où des armées de fleurs coloniseront les champs, où les oiseaux sonneront le tocsin de la renaissance triomphante, jusqu’au coup fatal porté par l’Eté. Cruel, ce dernier achèvera les taiseux adorateurs de l’ombre crépusculaire par un astre au blanc aveuglant, obligeant ces discrets à la pleine lumière,  tandis que leurs  comparses narcissiques se découvriront, impudiques et cranes, stars de pacotille aux lunettes de soleil visées, bronzage carameleux* et tongs infâmes sur des pieds-nus impudiques. Pour peu qu’ils soient négligés et gras, l’indignation est totale. Lors de ce triomphe d’Apollon, les jours s’étireront jusqu’à la torture. Pas repos pour les braves. Dîners interminables, ciel désespérément ambré et ce bleu encre qui ne vient qu’à des heures indues… Ces païens imbéciles fêteront les chaleurs écrasantes, la sueur et la blancheur crayeuse du sol crevé par les rayons.

L’heure d’hiver est une Vierge de Nuremberg qui ne pardonne rien, sauf la buée sur les vitres. Elle s’avance, morose et digne dans son manteau de drap sombre. Elle est à la fois réconfort, pouvoir de la nuit, épouvante de contes lorsque les ténèbres surprennent toujours les Hansel et Gretel égarés. Magnanime, elle sème la lumière des réverbères sur le passage des passants bravant un ciel d’encre. Mère maquerelle, elle décolte les femmes dans les salons feutrés, révélant la chair à la lueur des bougies. Pendant ce temps, ces messieurs sont priés de bien se tenir dans leurs vestes ou leurs cols roulés. Pas de gaudriole, non, pas encore ! On regarde, mais on ne touche pas !

Pendant ce temps, préférer l’heure d’Hiver. Etre au désespoir de ce Sabat estival qui s’éternise, habité par la nostalgie du jour qui s’éteint dès seize heures où une douce léthargie s’empare du monde, le contraignant à tourner au ralenti. Avant de la conspuer, attendez que l’on vous conte l’heure d’hiver !  Cette grande dame qui vous chasse du travail par un impérieux « Je vais rentrer, il se fait tard… », cette nourricière qui vous fera adorer le thé de l’après-midi où règne le sablé à la cannelle, le chocolat viennois onctueux et chantilly. Esthète, cette magicienne fait de vous des dandys en puissance alanguis sur un sofa, plaid chic et lectures aristocratiques. L’heure d’Hiver permet l’intériorisation, le vague à l’âme kierkegaardien et les couchages de bonne heure proustiens. Ô, délice que de se pieuter à l’heure des poules !  Ô, lourdeur exquise de la couette, pas feutrés des passants sur les trottoirs, manteaux relevés, buée de sapeurs dans la nuit. Ô, voluptuosité du jour mourant dans des limbes ouatées. Ô, heure aux mille prétextes de ne pas s’attarder à un repas ennuyeux, déclenché par une réplique à la désolation calculée : « Nous allons rentrer, la nuit commence à tomber… ». Diplomate, l’heure d’Hiver permet d’être faux-cul juste comme il faut, tout en restant dans le politiquement correct. On concède à l’hiver toutes sortes de maux permettant la défausse sociale en toute circonstance. C’est moche, mais indéniablement délicieux. Tandis que l’heure l’Eté a des retenues interminables : »Vous n’allez pas partir maintenant, c’est l’heure de l’apéro ! », « Vous n’allez pas partir maintenant, nous avions prévu un barbecue… », « Allons, il fait encore jour, le soleil tombe tard, restez-donc ! ». La glue de l’heure d’Eté vous colle à des interactions tapageuses que votre snobisme ne vous autoriserait en aucun cas en période de Reine des Neiges. Imaginez quel heureux homme devait être Docteur Jivago dans sa datcha avec autant de poudreuse pour repousser allègrement les désobligeants l’invitant à lever le coude. « Nada, niet !  Il fait moins 35 dehors, mon Popov, pas question de se cuiter en se tapant sur la cuisse !« . Et, sur ces bonnes paroles, s’en retourner avec la dignité d’un Transsibérien rejoindre Lara pour une soirée de luxure et de gaudriole passionnée. Alors, préférer l’heure d’Hiver ? L’heure d’Hiver a des politesses givrées tandis que l’heure d’Eté  est une traîne-savate mettant des heures à quitter votre paillasson. L’heure d’Hiver permet de congédier l’autre avec la sécheresse du grésil. L’heure d’Eté liquéfie les volontés de voir couper court. L’heure d’Hiver a des douceurs infinies et léthargiques. L’heure d’Eté est d’une brutalité grossière avec son rayon de soleil intrusif au chant du coq. L’heure d’hiver a les retenues d’une capeline moelleuse et grise. L’heure d’été a des outrages de tongs en plastique et robes sans manches en mauvais nylon. L’heure d’été se fait cagole aux ongles de pieds vernis au rose fluo d’un goût de brosse à chiottes. L’heure d’hiver est discrétion de laine et silence cachemire. Snob l’heure d’hiver ? Absolument et pas qu’un peu ! L’heure d’hiver méprise les guinguettes tardives qui transpirent et le laisser-aller estival. Maniaque, elle hait le sable qui colle à la peau, la racine apparente d’un mauvais blond et les plats inachevés pourrissant au soleil. L’heure d’hiver rhabille le quidam avec le minimum de bon goût requis. Elle se fait chaperon des cagoles égarées.

Il faut aimer l’heure d’hiver et son intransigeance en tout. Son besoin d’absolu nous force à un certain dépassement de soi. Pardonnons-lui ses sévérités. Elle nous châtie pour mieux nous élever. Alors, définitivement, préférer l’Heure d’Hiver…

carameleux* : néologisme de l’auteur de cet article

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