
Aujourd’hui, j’ai le cartoon brisé : Eddie Valiant est mort. M’sieur Eddie, c’était quelqu’un, moi, Roger Rabbit j’peux vous en parler comme de ma première carotte.
M’sieur Eddie, c’était quelqu’un de bien et pourtant personne ne faisait vraiment attention à sa personne. Il faut dire qu’il avait un physique passe-partout : un embonpoint certain dans son ventre comme dans sa figure, des yeux tout ce qu’il y a de plus ordinairement marron, une bouche lippue pas libidineuse pour deux sous, des petits bajoues de bouledogue en devenir que n’aurait pas renié Alfred Hitchcock. Dans son imperméable beige, oui, on ne peut plus beige d’ailleurs, son chapeau vissé sur la tête, il arpentait les rues de L.A à la recherche de quelque affaire à fouiner. Il faisait chaud dans son bureau, il s’ennuyait ferme quand le client se faisait attendre. Il aimait la picole, mais modérément, le cigare, oui mais du bon, les belles pin-up, mais il était maqué à sa Dolores, jalouse comme une Daisy de son Donald Duck.
M’sieur Eddie, c’était quelqu’un ! Un peu bougon, mais au grand cœur, au fond. Je lui avait un peu forcé la main à venir m’aider, à grands coups de pitreries toonesques. Nous les Toons, on est nés pour faire rire. On a ça dans l’sang. On était dessinés pour ça. Je ne vous parle pas du dessin numérique, performant et sans âme, mais du dessin de papier, du vrai, tracé par des hommes, peint à la main, incrusté sur pellicule. C’était encore le bon temps… Nous, les Toons, on était vivants : Donald, Mickey, Dingo, Bip Bip, Grosminet et les autres, on formait une belle équipe. On faisait rire les enfants, on carburait à 100 à l’heure (Bip Bip était à part, classé Formule 1), on était le transfuge de la créativité de l’homme couchée sur papier. On a avait une âme, j’vous dis ! (soupir)… Passons…
M’sieur Eddie, je n’oublierai jamais ce qu’il a fait pour moi. Il m’a tiré de La Trempette alors que le Juge De Mort m’envoyait direct boire le bouillon de 11 heures. M’sieur Eddie a arpenté pour moi les coupe-gorges du Los Angeles des années 40, m’a planqué dans son Q.G, a supporté mes bourdes en soupirant avec l’indulgence d’un bon père de famille face à sa bruyante marmaille… M’sieur Eddie a même été dans les bas-fonds, les cabarets, a rencontré mon épouse, Jessica Rabbit, plus vibrante que sa pâle copie Rita Hayworth, M’sieur Eddie s’est même pris une soufflante de sa Dolores-Mégère qui a vu rouge en apercevant la trace d’un baiser toonesque sur sa joue. M’sieur Eddie, c’était quelqu’un. Quelqu’un qui renfermait une blessure secrète : la mort de son frère, détective privé aussi, tué par un piano jeté d’un immeuble par un toons. Depuis, il ne fallait plus lui parler de Toonville et de nous, êtres de papier, de gouache et de celluloïd. Il e pouvait plus nous voir pas plus sur écran qu’en peinture. Un salopard de toons avait assassiné son frère, il ignorait qui c’était. Seule sa voix stridente et maléfique lui vrillait la mémoire, seul indice qu’il avait pu récolter.
M’sieur Eddie, c’était un tendre qui remettait son borsalino usé et mou avant de repartir flairer la piste. C’était un bon, un instinctif, un dur, un pur. Il descendait du Scotch d’un air inquiet et pensif, perdu quelque part dans ses intuitions. Persiennes de son bureau baissées, dans la semi-pénombre, il se laissait aller à faire marcher ses petites cellules grises. J’ lui dois tout, à M’sieur Eddie. Coriace, il a finit par trouver l’assassin de Marvin Acme et par la même occasion, celui de son frère : le Juge de Mort en personne ! L’ignoble personnage avait profité de la mort de Marvin Acme pour racheter les studios de Toonville et spéculer sur une future autoroute pour nous chasser. Eddy nous avait sauvés !
On avait encore de belles années à vivre, qu’on disait ! Hélas, plus décapant que La Trempette, les pixels numériques nous ont broyés petit à petit. Maintenant, tout est virtuel. Les enfants ne sauront pas ce qu’est un coup de crayon de papier qui prend vie, une gomme qui efface, le frottement de la création en marche.
Avec la disparition de M’sieur Eddie, c’est tout un monde qui s’en va. Nous, les Toons, sommes désormais des reliques que l’on contemple. Certains avec attendrissement, car les vieux qui ont encore connu l’âge d’or des vrais dessins animés ont encore la larme nostalgique; d’autres avec mépris, pour eux nous sommes des dinosaures tout juste bons à visionner distraitement les soirs de Noël. Des reliques conservées pour dire « Regardez comment c’était avant. » et de s’esclaffer devant notre pauvreté technologique. Et pourtant, pour fabriquer un Roger Rabbit, il fallait du génie, croyez-moi ! Des heures passées sur la planche à dessin, des kilomètres de story-board, de la drôlerie et de l’imagination ! Plus que de l’artisanat, c’était de l’art… C’est pas M’sieur Eddie qui m’en dirait le contraire !
Aujourd’hui, j’ai le Cartoon brisé : M’sieur Eddie Valiant est mort. Pas de La Trempette, mais d’une bête pneumonie. Une pneumonie, vous vous rendez compte ! Pour lui, j’aurais préféré une fin plus spectaculaire, plus toonesque, avec des fatras, des patatras, des ouh-là, ouh-là ! Une fin à son image : pleine de panache ! Pas une mort aseptisée, sur un lit d’hôpital, comme tous ces long-métrages numériques où rien ne dépasse. M’sieur Eddie, il avait plein d’défauts : il était bougon, un peu macho, il avait même tendance à ne pas se raser tous les jours et à pantoufler en pyjama tout le week-end. Et pourtant, M’sieur Eddie, c’était quelqu’un. Il va beaucoup me manquer. Il va beaucoup VOUS manquer.
Ce soir, on a tous le Cartoon brisé.