Le monde du cinéma a le cœur gros. En cette fin d’été qui s’étire, Robin Williams a choisi de s’évaporer. Quelque part, dans le monde, des milliers de disciples du Cercle des Poètes disparus, film fétiche de l’acteur, pleurent celui qui fut pour eux un guide spirituel, même le temps d’un film.

Il avait cette silhouette en arc de cercle, tendue vers le haut, incurvée comme une parenthèse, les pieds joints bien ancrés dans le sol. Pourtant, son regard bleu polaire tendait vers l’infini, un léger rictus comique se dessinait sur ses lèvres, les sourcils levés vers un ailleurs fait d’étoiles et de rêves impossibles. Robin Williams fut le professeur de toute jeune génération encore en pleine maturation. Nous avons tous été élèves de Welton, cette académie militaire imaginaire et sévère du Cercle des Poètes disparus qui voulait broyer les âmes et réduire en poussière la révolte adolescente. Au milieu de ce conformisme sans pitié, John Keating apparut comme le Voyant guidant les uniformes en herbe vers un avenir où la prise en main de leur destin en était le fil conducteur. Penser par soi-même. Dire merde au conformisme dicté par les parents. Sauter sans parachute pour rendre sa vie piquante et aérodynamique. Quitte à faire voler par-dessus bord les dessous d’écriture en cuir offerts par ses géniteurs, gage concret d’une vie prévisible, droite dans ses bottes et d’un mortel ennui. Tu seras un homme, mon fils. Fusil à l’épaule, regard fixe, gueule de bois, galons dorés et balais dans le cul. Heureusement, John Keating et ses poèmes de Walt Whitman, écrivain à la barbe d’artiste désordonné et grand fumeur d’herbe devant l’Eternel, allaient donner d’autres leçons de vie. Le pas leste, la gestuelle en ébullition avec une grâce toute professorale, Williams/Keating apprenait aux lycéens le goût de la liberté et de la fantaisie. Le cabotinage faisait autant partie de l’existence que la gravité, qui elle, était partout. Alors, pour s’en prémunir, il fallait respirer un grand coup et faire preuve de la plus ferme des volontés pour ne pas se laisser engloutir : « Je hurle mon Yawp barbare sur le monde !*» de feu Walt Whitman, était cité et crié comme un mantra. Au milieu de ses poulains, Robin Williams circulait, fier de les observer prendre conscience du pouvoir de leur jeunesse, mâtinée de cette inconscience et de culot propres à cette période brève et bénite. Avant que la prudence et le désir sournois de reconnaissance sociale ne les rattrape et fasse d’eux des messieurs conservateurs et fumeurs de cigares bedonnants. Vite, Carpe Diem ! Hurlez des vers à tue-tête, faites du théâtre, enivrez-vous de beauté, citez du Shakespeare, bondissez sur les tables, levez-vous, déclamez ! Et tant pis si des sourcils outrés se froncent. Cueillez, cueillez les roses que la vie vous offre, elle est déjà si courte ! Votre jeunesse s’enfuit à toutes jambes, ne la rattrapez pas, vous n’y arriverez pas, vivez-là ! Croquez, savourez ! Les regrets sont faits pour les tristes sires aux cheveux blancs et aux binocles indignés. La jeunesse est un cheval fou qui saute au-dessus des ravins, se rit de l’archet, de la prudence et de la raison. Rien n’était grave. Life is short. Life is a joke. Robin Williams nous apprenait tout cela. Même son Oscar était une blague. Aux avant-premières, il exécutait des grimaces, s’emparait des micros, faisait la nique à la solennité hollywoodienne des grandes cérémonies. Robin Williams semblait faire des pirouettes sans fin, son visage mobile en perpétuel combat contre la rigidité du papier glacé. Good Morning, America, je vais vous en faire voir de toutes les couleurs ! La vie était trop grave pour la faire paraître dans sa Vérité. D’ailleurs, Keating le mentor échevelé ne poussait-il pas ses élèves à dire que la Vérité est une couverture trop courte qui rend les pieds froids ? Robin Williams avait pris le parti de rire de ses addictions, de son mal-être, du clown triste qui habitait au fond de lui. Les plus grands rires dissimulent souvent des abîmes de douleur. Show must go on. Robin Williams a très tôt décidé de brûler la chandelle par les deux bouts, quitte à user, comme Walt Whitman, de paradis artificiels pour éviter l’Enfer de ses démons. Carpe Diem, Carpe Diem ! hurlait le Professeur Keating à sa classe, médusée par tant d’aplomb dans la morgue hivernale de Welton. O Capitaine, mon Capitaine… mieux que de faire se relever les morts, avec son énergie folle, John Keating avait fait se lever une classe entière de futurs gradés de la High Society américaine. Tant pis si pour cela, il était viré. Il avait sauvés quelques âmes de la broyeuse du conformisme. Sa mise à pied était éclatante. La désobéissance et l’affection affichées de ses élèves seraient son plus beau triomphe et valait bien une période de vache maigre. Il se nourrirait de l’harmonie des vers et des principes de Keats, Ronsard et de ce filou de Whitman. Robin Williams marqua les esprits des moins de 15 ans à travers ce rôle qui semblait être un prolongement de lui-même : démesure, folie, pied-de-nez et rêves plus grand que la galaxie. A l’issue du film, bien des larmes furent versées par ma petite classe de collège de province. On avait beau l’avoir vu à chaque fin d’année scolaire, le renvoi du Professeur Keating était vécu par chacun d’entre nous comme un drame personnel. Robin Williams et John Keating ne faisaient plus qu’un, pour toujours. La magie hollywoodienne y était certes, pour beaucoup. Pourtant, cet acteur exceptionnel de charisme incarnait le personnage avec une sincérité que l’on ne pouvait soupçonner du moindre artifice. Toute une génération est pleine d’une gratitude infinie envers l’interprète de ce formidable enseignant. Des années plus tard, ces mots prononcés par Robin Williams/John Keating résonnent encore dans nos têtes de trentenaires qui, entre temps, se sont éparpillés dans le selfie bébête et la société de consommation, nous rappelant de nous prévaloir des miroirs aux alouettes pour ne garder en vue que l’essentiel : « Faites en sorte que votre vie soit…extraordinaire ! ».
Merci Monsieur Williams. Et, de là où vous êtes, on vous souhaite d’avoir enfin trouvé l’étoile apaisante qui manquait tant à votre vie de mortel tourmenté.
*Extrait du poème de Walt Whitman parut dans Feuilles d’herbes, 1855.
