
Tu veux ton quart d’heure de célébrité, pauvre truffe ? Tu vas l’avoir, mais fais vite, car d’autres se bousculent au portillon. La gloriole sera d’autant plus fracassante que la chute sera sans merci : rapide, irrémédiable, brutale.
Au début de ce millénaire, l’humanité avait encore le retardateur de l’appareil photo. Sa fiabilité foireuse réservait des surprises au moment du développement sur papier, aussi hasardeux que coûteux. Cette contrainte économique cantonnait les égos à deux prises maximum, sous peine de finir ruiné et aigri par tant de malchance. Le Dieu Kodak nous avait trahis. Décidément la vie était moche. On naissait photogénique ou pas. Faire partie de la seconde catégorie revenait à être de ceux qui creusent, comme l’aurait dit Clint Eastwood.
Et puis, le troisième millénaire s’est installé, les objectifs d’appoint ont été remplacés par le sacro-saint portable aux multiples pouvoirs, dont celui de la prise de vue au choix : par devant ou par derrière. Pour le malheur de l’humanité, en même temps que les réseaux sociaux, le selfie s’est propagé à la manière d’un poison annihilant l’intelligence et l’altruisme. Les beaux paysages ou les jolies choses seraient nos faire-valoir. Pour peu que l’on pose dans un environnement de caractère, le succès risquait d’être total.
Le selfie est un entre-soi dont l’onanisme relève plus de Rihanna que de Proust. Où est la « chambre à soi » tant louée par Virginia Wolf ? Cette part d’ombre et ces petits bonheurs vécus en solitaires sont désormais sacrifiés sur l’autel des vanités facebookiennes. Adieu la crique secrète où l’on s’est baigné un soir d’été ; jetés en pâture l’émotion égoïste, les souvenirs que l’on devrait taire à jamais : son pied nu laissant une empreinte dans le sable, ce dîner délicieux et impromptu dans une trattoria de Rome, ce kaki isolé sur un plaqueminier* automnal perdu dans un jardin brumeux… Tous ces souvenirs, toutes ces beautés, ces alcôves archivées, buzzées vulgairement, youtubées, converties en notifications nouvelles dégueulantes sur les réseaux sociaux… pour enlaidir tout cela, il suffit de rajouter l’affreux hashtag de rigueur. Ce signal aux airs de capos achèvera de saccager vos plus beaux instants, les enfermant dans une prison de mots-clefs où le suggestif n’a pas sa place. La popularité virtuelle est à ce prix.
Nous sommes tous devenus des pantins poseurs, des Warhol du pauvre avec nos I-machin chose. Tu veux ton quart d’heure de célébrité, pauvre truffe ? Tu vas l’avoir, mais fais vite, car d’autres se bousculent au portillon. Dans la lessiveuse sans fond qu’est internet, l’éblouissement durera le temps d’une comète. La gloriole sera d’autant plus fracassante que la chute sera sans merci : rapide, irrémédiable, brutale. Pour se réapproprier son trône, il faudra à nouveau remplir ce Tonneau des Danaïdes, il faudra redoubler de créativité, réinventer une vie géniale, des instants VIP, tweeter plus haut que ses fesses. La privation d’intimité vaut bien des like.
Dernière ignominie en date : la perche à selfie. Plus besoin d’appeler le commandant Cousteau avec sa caméra intrusive éclairant les profondeurs. Dans les abysses du monde, nous voici devenus de tristes mérous stagnant devant l’Œil de Caïn avec la pose universelle de rigueur: lèvres en cul de poule pour les demoiselles, regard d’un chiot délaissé à la fourrière pour ces messieurs… Armée désolante de clones aux expressions formatées. N’est pas Robert Mitchum et ses yeux de cocker triste ou Marilyn avec sa moue façon yes my heart belong to Daddy, qui veut. Hollywood fera toujours mieux que nous. A quoi cela sert-il de vouloir se construire une légende avant d’être mort ?
Au lieu de contempler un paysage, de vivre un moment unique, la nouvelle bienséance veut qu’on s’auto-immortalise et qu’on l’envoie promptement par voie satellitaire. L’instantanéité coupera le plaisir de conter plus tard ce moment unique, de trouver les mots pour le décrire, de laisser à son interlocuteur la liberté de l’imagination. Le caporal hashtag sera là pour remettre dans le droit chemin les impudents qui auraient l’audace de dévier d’un octet vers un ailleurs fantasmé. Un très sec « Ah oui, j’ai vu ça son ton facebook… », au ton désintéressé calculé pour les plus mesquins, tuera dans l’œuf votre enthousiasme à parler de vos dernières vacances en Italie. Alors le dialogue tournera en rond. Tout a été dit sur votre journal de bord. Ce maudit bûcher des vanités a brûlé toutes vos cartouches. Votre séjour entre les collines vallonnées arrosées de Chianti, tout le monde est déjà au courant et tout le monde s’en fout. D’ailleurs, sur la toile, Philibert a déjà pris la relève, faisant baver l’assistance avec son meeeeeeeeeeeerrrveilleux trekking sur le Machu Picchu. Bâton de pèlerin et Jérusalem aux pieds, certes, mais i-phone high-tech au taquet pour montrer combien il est au-dessus de vous géographiquement et spirituellement. « En-tiè-re-ment détaché des choses matérielles », qu’il dit dans son commentaire. Le tout pompeusement conclu par le quadrillage de rigueur, menottant les mots captifs : hashtag bonheur, hashtag momentunique, hashtag paixretrouvée, hashtag MachuPicchu, hashtag LesCitésd’Or, hashtag LOL. Soyez-sûrs que tout le monde louera son esprit d’à-propos et son impertinence verbale, par signaux sioux virtuels, c’est-à-dire un « like » aussi bébête qu’impulsif. L’autoportrait fraichement posté sera probablement suivi d’un « MDR » aussi malvenu qu’un livre de Thackeray entre les mains de Nabilla. La vanité étant une ressource inépuisable, la foire peut continuer éternellement.






















Les photos de Maier sont exceptionnelles et montrent que pour se photographier soi-même il faut avoir…. du talent.